Retrouvez AfricaPresse.paris sur :
RSS

Outils

Pr Célestin MONGA (Harvard) au FIMA de Rabat : « En Afrique, les industries créatives comme la mode ou le cinéma peuvent être la source de millions d’emplois »

30 décembre 2022
Pr Célestin MONGA (Harvard) au FIMA de Rabat : « En Afrique, les industries créatives comme la mode ou le cinéma peuvent être la source de millions d'emplois »
Ancien Vice-Président de la Banque Africaine de Développement, le Professeur Célestin MONGA enseigne aujourd’hui les politiques publiques et la science économique à l’Université Harvard, à Cambridge, dans le Massachusetts. Au FIMA de Rabat, il participait à un panel de haut niveau consacré au financement des politiques culturelles en Afrique. Entretien.

.

De notre envoyé spécial à Rabat,
Bruno FANUCCHI pour AfricaPresse.Paris (APP)
@africa_presse

.

APP - Comment et pourquoi un banquier, qui a fait toute sa carrière dans de grandes institutions internationales, se retrouve-t-il à Rabat pour participer au FIMA ?

Célestin MONGA – J’ai promis à mon grand-frère Alphadi depuis des années de participer un jour au FIMA (Festival International de la Mode en Afrique). C’est d’abord mon modeste hommage au travail de pionnier et de visionnaire qu’il mène depuis des décennies.
Le FIMA n’est pas simplement une fête esthétique où des mannequins inspirés vendent du rêve. C’est aussi une économie de la beauté et une porte ouverte sur les bénéfices potentiels que les nombreuses industries de la mode pourraient procurer à l’Afrique.

En 1993, j’avais écrit un article dans Jeune Afrique Économie pour esquisser ce que pourrait être une stratégie de développement économique et de création d’emplois ancrée sur la mode. Alphadi m’a invité à en parler au FIMA à Rabat, et à suggérer des pistes de financement de ces secteurs dont la contribution à la richesse africaine et au bonheur national brut pourrait être très rapidement augmentée.

APP - Peut-on revenir en quelques grandes lignes sur votre impressionnante carrière ?

Célestin MONGA – Ma carrière n’a rien d’impressionnant. Je le dis parce que je suis simplement un de ces nombreux cadres africains sur lesquels le continent a beaucoup investi et qui ont eu la chance d’occuper des fonctions de leadership au sein d’institutions prestigieuses. Mais mon seul critère de réussite est la situation générale du continent.

J’ai grandi et étudié au Cameroun, bénéficiant d’une excellente scolarité gratuite financée par un État aux moyens limités. L’éducation que j’ai eue au lycée à Douala a été financée par les taxes et impôts collectés sur nos braves mamans et grands-mères qui vendent des fruits et légumes dans les rues de nos villes. C’est une énorme responsabilité que je n’ai pas encore assumée correctement.

Bien sûr, mon parcours est riche et diversifié : j’enseigne à l’Université Harvard à Cambridge (ville voisine de Boston) et trois semaines par an à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne à Paris. J’ai travaillé comme directeur général adjoint d’une grande agence des Nations Unies (Organisation des Nations Unies pour le développement industriel—ONUDI), comme vice-président et économiste en Chef de la Banque Africaine de Développement, et comme conseiller directeur à la Banque mondiale. Mais un tel parcours n’a rien d’impressionnant si les pauvres mamans d’Afrique qui l’ont financé par leurs sacrifices n’en tirent pas un véritable retour sur investissement ! J’ai encore beaucoup de travail à faire pour aider directement le continent.

.

Le Pr Célestin Monga au FIMA, à Rabat, au côté de l’actrice et mannequin Noémie Lenoir. © DR

.

« Nos États doivent protéger nos créateurs »

.

APP - D’où vous vient cette passion pour la culture qui, en Afrique, peut avoir un poids économique indéniable ?
Célestin MONGA
– La culture est le logiciel dans lequel nous nous pensons nous-mêmes et donnons du sens à nos vies. Elle gouverne donc nos choix, nos priorités, et notre sens de la dignité. La culture n’est pas statique car elle peut évoluer. Elle n’est donc pas un paquet de valeurs et de traditions congelées dans un réfrigérateur. Elle est dynamique et se met régulièrement à jour, parfois sans même qu’on s’en aperçoive. C’est pourquoi les Africains consomment par exemple du riz introduit sur le continent seulement récemment et estiment que c’est le fondement de leur culture culinaire…

Je pourrais dire la même chose de notre habillement, de nos religions dominantes, de nos pratiques sociales, etc. La culture, c’est tout ce qui n’est pas inné, tout ce qui n’est pas naturel, toutes les idées que nous fabriquons ou empruntons pour donner à nos vies un sens. Il est impossible de penser sérieusement au développement et à la transformation économique de nos pays sans prendre en compte ce logiciel fondamental qui détermine nos décisions de production, de consommation et de redistribution.

Et plus directement encore, la culture a un potentiel économique et financier sans limite en Afrique. Nous avons des avantages comparatifs dans les domaines de la création et les pays africains pourraient créer des millions d’emplois dans les industries culturelles.
Comme vice-président de la BAD, j’avais fait faire des études pour savoir, par exemple, quels seraient les bénéfices économiques potentiels du développement du cinéma. Au Nigeria, Nollywood emploie plus d’un million de personnes. Ce n’est pas rien. Et cela existe déjà alors que jusqu’à présent l’on n’a pas encore une vraie politique culturelle. Imaginez ce que l’on pourrait avoir comme retombées en termes d’emplois et donc de contributions aux impôts et aux taxes permettant à l’État d’assumer ses fonctions régaliennes et de faire ce qu’il doit faire, y compris en matière de sécurité, de santé, d’éducation de formation, etc.

jusqu’à présentEn France même, la culture est un secteur beaucoup plus important qu’on ne le croit couramment...

Célestin MONGA – Une étude faite en 2014 en France a montré que la culture contribue bien plus au PIB que l’industrie automobile. Ce ne sont pas les travaux d’un universitaire qui s’est amusé à faire des simulations et des projections statistiques, mais une étude officielle du gouvernement français. En Afrique, nous avons d’immenses potentiels dans ce domaine car nous créons déjà tellement de biens culturels sans soutien financier des banques et du secteur privé ni protection gouvernementale.

Ce travail est souvent d’ailleurs pillé et piraté. Michael Jackson lui-même avait copié Soul Makossa, une chanson de Manu Dibango. Shakira a gagné des millions de dollars en copiant la chanson populaire camerounaise Zangalewa pour sortir son tube Waka Waka… Nos États doivent protéger nos créateurs et offrir des cadres juridiques solides pour la protection des droits de propriété intellectuelle.

.

Le Pr Célestin Monga lors d’un cours, à Harvard. © DR

.

« Ce qui m’intéresse, c’est ce que
les Africains pensent d’eux-mêmes »

.

APP - Ne faut-il pas doter l’Afrique de véritables politiques culturelles avec des moyens financiers conséquents ?

Célestin MONGA – Certainement : la culture n’est simplement un socle de réflexion philosophique et métaphysique ; c’est un business. C’est aussi un vecteur essentiel de positionnement de soi dans ce monde où l’on court de plus en plus vers l’homogénéisation, la banalisation et la marchandisation. Le développement ce n’est pas une prescription de la Banque mondiale ou d’autres organismes internationaux qui vous disent ce que vous devez faire ou penser. Chaque nation doit réfléchir sur elle-même et créer un consensus sur ce qu’elle a envie d’être.

La culture est donc centrale dans ce processus car elle détermine ce que nous pensons de nous-mêmes. Rien n’est donc plus important sur le plan stratégique, politique et économique. Ce qui m’intéresse, c’est ce que les Africains pensent d’eux-mêmes, ce n’est pas ce que Joe Biden, Vladimir Poutine ou Emmanuel Macron pensent de l’Afrique ! La culture aide à déterminer cela, à créer un consensus sur les objectifs collectifs, les priorités, les pratiques et les normes sociales et nos comportements –ce que nous voulons laisser comme empreinte de nos vies.

Si nous arrivons à valoriser les différentes industries culturelles et à déterminer ensemble ce que nous voulons être et proposer d’original et d’utile au monde, alors la rentabilité des industries culturelles sera multipliée par dix ou par vingt. Les banquiers et le secteur privé seront alors incités à créer de nouveaux modes de financement de la production et de la diffusion de biens culturels.

APP - Puisque nous sommes au FIMA, voulez-vous nous parler de l’industrie textile ?

Célestin MONGA – Nous dépensons beaucoup d’argent chaque année à importer des vêtements et parfois même des vêtements de luxe et de grandes marques. Nous autres Africains, sommes les champions en ce domaine. À Abidjan, Douala, Yaoundé, Brazzaville ou Kinshasa, je vois des cadres et des responsables gouvernementaux engoncés dans des costume-trois, quatre, voire cinq-pièces, sous 35 degrés de chaleur humide, transpirant ou suffoquant sous le froid glacial d’une climatisation coûteuse… Nous dépensons dans des produits textiles importés et inadaptés à notre climat. Nos États doivent payer des milliards chaque année en devises pour ces importations.

Or, nous pourrions nous vêtir plus convenablement de textiles africains. C’était le message subliminal de Nelson Mandela quand il portait des chemises de Pathé’O. Nous économiserions sur les devises de nos banques centrales et nous créerions des emplois en Afrique, et donc des recettes fiscales pour nos États.

La mode, qui inclut bien plus que le vêtement, la bijouterie ou la maroquinerie, est une partie presque charnelle de nos identités. Il en est de même du cinéma, de la musique, de la peinture, de la sculpture, du théâtre, etc. Mais nous pouvons en faire un fondement de la réussite économique en organisant les chaînes de valeurs– des designers aux consommateurs –, en connectant les petites et moyennes entreprises dans cet écosystème et en assurant la formation des métiers de la mode. Nos États devraient organiser des partenariats efficaces avec le secteur privé pour garantir le financement des écoles de formation aux métiers de la mode créés par Alphadi et Pathé’O.

.

« La culture doit être
également un business »

.

APP - Mandela a donc donné l’exemple ?

Célestin MONGA – Quand vous voyez le grand Mandela lui-même vêtu avec élégance de très belles chemises par 35° de chaleur, vous vous dites : peut-être devrais-je réviser mon choix et ne plus mettre des costumes trois pièces... Les actes que posent nos leaders sont importants. Le discours aussi est important car, parfois, j’ai vu à des congrès des chefs d’État nous dire « Consommez africain » alors que l’on sert de l’eau par exemple qui vient d’ailleurs... Ce n’est rien du tout, bien sûr, mais c’est symbolique et la symbolique a une grande importance. Je crois qu’il y a un travail de fond à faire sur nous-mêmes, un travail d’éducation : des valeurs, des choix, des priorités.

Quand j’allai en visite officielle en Indonésie dans le cadre de mes fonctions de DGA d’une Agence des Nations Unies, je fus reçu par le Président de la République et il étaitt en chemise au Palais. Il en était de même pour le Gouverneur de la Banque centrale. Ils étaient vêtus de vêtements simples et propres de leur propre pays. Cela a valeur d’exemple. Cela a une signification car, à l’école, depuis qu’il sont enfants, élèves ou étudiants, on leur a appris à valoriser ce qu’ils sont et ce qu’ils produisent, ce qu’ils ont envie de projeter au monde. Ce n’est pas pour rejeter tout ce qui vient de l’extérieur, pas du tout. Mais c’est pour dire que, nous aussi, on a une créativité qui correspond à notre culture, à notre éducation, à notre climat. L’Afrique et les Africains doivent être fiers de leurs culture et traditions.

APP - La culture foisonne en Afrique, mais vous vous méfiez, à juste titre, des subventions des organisations internationales en ce domaine. Voulez-vous nous en donner quelques exemples concrets ?

Célestin MONGA – Je le répète : la culture doit être une priorité nationale et de positionnement en tant que peuple. Mais elle doit être également un business, une affaire rentable. Je crois qu’il faut aussi sortir de l’assistanat, de l’obsession à toujours quémander des subventions. Quand vous recevez gratuitement de l’argent pour réaliser un projet culturel, vous avez naturellement tendance à manquer de rigueur dans sa réalisation. Car peu importe alors le marché de votre produit.

En revanche, quand vous recevez un prêt que vous devez rembourser par des ventes, vous êtes contraint de vous montrer plus rigoureux sur la pertinence de chacune de vos décisions, sur le recrutement des personnes-clés de votre équipe, sur la nécessité de fabriquer un bien culturel qui trouvera son marché et dont les ventes permettront de rembourser le prêt. C’est donc une autre prédisposition mentale et une autre démarche. L’Union européenne ou l’AFD donnent des subventions, c’est utile, mais ça perturbe également les systèmes d’incitations.

.

◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊
◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊ ◊

CLIQUEZ ICI ET VOYEZ LE REPLAY
DE NOTRE CMAAP 6 du 9 novembre 2022

.

Une vue de la salle pendant la conférence. © Frederic Reglain

.

TOUS NOS ARTICLES SUR LA CMMAP 6 :

 À la CMAAP 6 / Patrick SEVAISTRE (CIAN-EBCA) : « Arrêtons de donner des leçons ! L’Afrique a plus de besoin d’investissements que d’aide »

 À la CMAAP 6 / Mme Kane Aïchatou BOULAMA, Ambassadeur du Niger à Paris : « Mon pays regorge d’atouts pour attirer les investisseurs étrangers »

 À la CMAAP 6 / S. E. M. Alain LE ROY, Ambassadeur de France : « L’Europe reste de très loin le premier partenaire de l’Afrique »

 À la CMAAP 6 / Mme Kane Aïchatou BOULAMA, Ambassadeur du Niger à Paris : « Nous attendons de l’Union européenne des engagements substantiels pour soutenir le secteur privé »

 À la CMAAP 6 / Cédric LEVITRE, IPEMED : « L’Europe est le meilleur partenaire pour accompagner l’Afrique dans la création d’une nouvelle génération de ZES »

 À la CMAAP 6 /Jessica LARSSON, Commission UE à Paris : « La Global Gateway est au service d’une ambition commune pour 2030 et de l’agenda 2063 de l’Union africaine »

◊ ◊ ◊

Articles récents recommandés