L’ancien ministre sénégalais Dr Papa Abdoulaye SECK : En Afrique « les problèmes de l’agriculture sont 30 % dans les champs et 70 % en dehors des champs »
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Une contribution de
Docteur Papa Abdoulaye SECK*
Ancien ministre de l’Agriculture,
Ambassadeur du Sénégal en Italie
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Une très riche littérature porte sur le potentiel agricole de l’Afrique.
Ce potentiel est enviable. En effet, ce continent dispose de 65 % de terres arables du monde non exploitées, n’utilise que 4 % de ses ressources en eau renouvelable, a une grande diversité agroécologique, une population majoritairement jeune et mobilisable et des technologies non encore adoptées. Malgré ses atouts, l’Afrique est le seul continent importateur net de produits agricoles. Et il n’est pas possible d’y trouver en tout temps et en tout lieu une nourriture suffisante pour une vie active et équilibrée.
D’ailleurs, il convient de dire et de répéter qu’à huit ans de la fin de l’ODD2, on peut déjà affirmer que ce continent ne va pas atteindre cet objectif.
À l’évidence, « des effets non attendus et non désirés l’emportent sur des effets attendus et désirés » en analysant les politiques publiques agricoles.
Il parait donc nécessaire et urgent de revisiter en profondeur la philosophie et les principes de base de ces politiques en vue de rendre nos systèmes agroalimentaires plus efficaces, plus efficients, plus durables et plus résilients.
Je prends part à ce débat en précisant, d’entrée de jeu mon identité : je suis une variété hybride issue d’un croisement entre science et politique, dont les caractères dominants sont mon appartenance au monde de la recherche.
Mon parcours m’a conduit à la recherche de la théorie de ma pratique au lieu d’être à la recherche de la pratique de ma théorie. Et j’apprécie vivement la formule de Montesquieu selon laquelle « un avis qu’il faut donner aux savants est de pratiquer ce qu’ils nous enseignent ».
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Quelle étiologie ?
Quelle étiologie ?
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De notre point de vue, sans être exhaustif, nous pensons que les limites de nos politiques agricoles sont à rechercher dans les éléments suivants :
Ier élément - Dynamique des gestions des urgences en lieu et place d’une réelle prospective impliquant tous les acteurs intervenant dans les chaînes de valeur.
Il est vrai que tous les pays africains disposent de plan de développement agricole mais on perd souvent le fil d’Ariane. Car l’agriculture africaine est souvent assaillie par la gestion des urgences conduisant à l’abandon des priorités préalablement fixées. Il nous faut « voir loin, voir large, analyser en profondeur, prendre des risques et penser à l’Homme ».
Cela signifie bien comprendre son identité du passé, savoir la relier à son identité du moment pour ressortir le futur à inventer.
Les problèmes de l’agriculture sont 30 pour cent dans les champs et 70 pour cent en dehors des champs. C’est pourquoi un ministère de l’Agriculture doit prendre en charge des problèmes dont les solutions sont ailleurs. Les approches systémiques sont donc une exigence si la finalité est une transformation positive et durable des systèmes agroalimentaires.
IIe élément - Une approche productiviste de l’agriculture et non un pilotage par l’aval.
L’augmentation de la production agricole africaine n’est pas une condition nécessaire et suffisante pour régler les problèmes de consommation. Par ailleurs, il est illusoire de penser qu’en augmentant la production on va déboucher sur une baisse des importations. À titre illustratif, dans le secteur horticole pour beaucoup de produits, l’offre domestique annuelle est supérieure aux besoins et pourtant on continue d’importer et les revenus ruraux baissent. Ceci s’explique par l’absence d’une modulation entre rythme de production et rythme de commercialisation grâce à un étalement, de la production dans le temps et dans l’espace, induit par l’utilisation de variétés hâtives et de variétés tardives.
Pour preuve, dans certains pays africains, en ce qui concerne l’oignon, on constate le paradoxe suivant : la production augmente et l’importation est en hausse et les pertes post-récoltes peuvent aller jusqu’à 40 à 50 % de la production.
Dans le secteur rizicole, il est aisé de constater à partir de séries chronologiques que dans les pays africains ayant opté pour l’autosuffisance, la production est en hausse et les importations augmentent.
Il s’agit de formes d’expressions de la complexité plurielle de notre équation.
IIIe élément - Mode de gouvernance en déphasage avec une économie libéralisée et cogérée.
Il s’avère nécessaire de réformer le mode de gouvernance de l’agriculture africaine qui passera d’une économie rurale administrée à une économie décentralisée, « co-gérée » et « co-évaluée » par tous les acteurs et par la mise en place d’un mode de gouvernance plus démocratique impliquant l’adhésion et l’engagement effectif de tous les acteurs dans des processus transparents d’établissement des priorités, de prise de décision et d’évaluation des impacts.
Pour être effective et fonctionnelle, la réforme du mode de gouvernance de l’agriculture africaine doit veiller à :
– mieux délimiter les domaines d’intervention et responsabilités opérationnelles des différents acteurs tout en les rapprochant ;
– promouvoir la spécialisation des acteurs suivant le principe des avantages comparés ;
– renforcer la synergie et la complémentarité des actions et interventions des acteurs opérant au même niveau de la chaîne de production de la valeur ajoutée agricole, mais dans des domaines disciplinaires dissemblables ;
– appliquer le principe de subsidiarité entre acteurs opérant dans le même domaine d’activité, mais à des niveaux administratifs et géographiques différents.
Pour passer d’une approche consultative à une approche réellement participative, tous les acteurs doivent être formés et sensibilisés aux exigences de cette dernière. En particulier, les organisations professionnelles fortes et bien structurées doivent être promues afin qu’elles apportent une contribution active au processus d’élaboration, de mise en œuvre et d’évaluation des politiques agricoles.
Par ailleurs, une formation polyvalente doit être offerte aux producteurs afin de mieux les outiller pour affronter convenablement la diversité et la complexité des problématiques de développement agricole.
L’État doit se considérer comme un acteur parmi tant d’autres. Cela signifie s’ouvrir aux autres acteurs de la chaîne de valeur à travers une approche participative et interactive. Il doit être un facilitateur ayant pleine conscience des enjeux actuels et futurs de l’agriculture et des réalités objectives auxquelles font face les acteurs. Par conséquent, l’État doit promouvoir le développement d’institutions stables et de mécanismes institutionnels qui auront pour mission d’améliorer la qualité de son dialogue politique avec les organisations de producteurs et les opérateurs privés afin de renforcer les performances des filières agricoles.
On note que l’Afrique est le continent où le niveau d’utilisation d’engrais minéral est le plus bas au monde avec en moyenne 13 kg par ha d’engrais en 2008 contre 94 kg par ha pour l’ensemble des pays en voie de développement (Minot et Benson, 2009). Ce faible niveau d’utilisation d’engrais induit non seulement une faible productivité agricole, mais est responsable aussi de l’épuisement des sols.
En effet, sans apport conséquent de fertilisant, les pratiques culturales actuelles africaines contribuent à appauvrir davantage les sols. Il est estimé que chaque année les sols africains sont lessivés à un rythme de 22 kg/ha d’azote, 2,5 kg/ha de phosphate et 15 kg/ha de potassium (Smaling et al. 1997). Ainsi pour maximiser les gains de productivité de l’agriculture en Afrique, accéder aux engrais minéraux dans des conditions favorables s’avère indispensable pour atteindre le double objectif d’augmentation des rendements et de l’amélioration de la qualité de sols.
IVe élément - Faible soutien à la recherche et au conseil agricole et rural.
Comme il est pratiquement impossible d’envisager une augmentation durable de la productivité et de la production agricole sans développement de technologies nouvelles adaptées aux milieux africains, la recherche agricole joue un rôle essentiel dans le processus de développement et de transformation de l’agriculture africaine.
L’Afrique subsaharienne (excluant l’Afrique du Sud) ne contribue que pour 0,6 % au capital des publications scientifiques du monde et ne compte que 57 chercheurs pour 1 million d’habitants contre 5 573 pour le Japon, 4 624 pour les États d’Amérique du Nord et 2 936 pour l’Union Européenne (Unesco, 2010).
Ve élément - Absence d’une combinaison optimale entre technologies, infrastructures et environnement propice à l’explosion d’innovations technologiques majeures.
Un environnement favorable signifie, entre autres : un crédit conforme au statut des acteurs, des mécanismes de contrôle et de certification des semences, des infrastructures adaptées, une électrification rurale accessible aux pauvres ruraux, une législation foncière de qualité, le renforcement multiforme des capacités des acteurs etc.…
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Les nouvelles civilisations agricoles ?
Les nouvelles civilisations agricoles ?
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Les changements climatiques, les pertes de biodiversité, l’incapacité de l’homme à nourrir l’homme, les crises agricoles fréquentes militent pour de nouvelles civilisations agricoles.
Sous ce vocable, nous entendons une interdépendance et une solidarité entre l’homme et la nature pour
– d’une part, nous nourrir
– et d’autre part, assurer une solidarité agricole intergénérationnelle pour que le futur existe et soit meilleur qu’aujourd’hui.
Dans le cadre de cette construction de nouvelles civilisations, on peut avancer quelques repères :
1er repère : pas de modèle agricole de portée universelle.
Ce sont les réalités de terrain qui doivent servir de boussole. Car un tailleur sur mesure est toujours plus précis qu’un tailleur prêt à porter. La prise en compte de l’hétérogénéité des systèmes de production, de transferts et de consommations et des écosystèmes est essentielle pour réussir en agriculture.
2e repère : viser une sécurité alimentaire et nutritionnelle durable avec comme option fondamentale la souveraineté alimentaire.
Important de souligner que souveraineté alimentaire ne doit pas signifier autarcie. A mon sens, une politique de souveraineté alimentaire doit reposer sur les éléments suivants : assurer une autosuffisance pour des produits de base, minimiser graduellement les importations, augmenter ses parts de marché au niveau international, fortifier le tissu industriel, miser sur la durabilité.
3e repère : l’agriculture de demain doit résulter d’une combinaison de 9 critères : productivité, qualité sanitaire, qualité phytosanitaire, qualité organoleptique, étalement de la production dans le temps, étalement de la production dans l’espace, gestion des ressources naturelles, résidence aux changements climatiques, diversification.
Dans les nouvelles civilisations, l’accent n’est pas mis uniquement sur la productivité et sur le productivisme.
4e repère : le transfert de technologie n’est pas une fin en soi.
L’Afrique doit être un consommateur et un producteur de connaissances et de technologies mais pas un simple consommateur.
Par conséquent, ce continent doit soutenir ses systèmes nationaux de recherche agricole, développer un partenariat très fort avec les centres de recherche agricole avancés, se positionner au niveau du CGIAR et tirer profit des acquis scientifiques de l’Académie africaine des Sciences et des académies nationales.
5e repère : soutien conséquent aux petits exploitants, aux femmes et aux jeunes.
Une agriculture se développe dans la diversité et avec la diversité.
À l’évidence, le continent africain ne peut assurer une sécurité alimentaire et nutritionnelle durable en ignorant, dans sa stratégie, la nécessité et l’urgence d’un soutien aux exploitations traditionnelles, à la jeunesse rurale et aux productrices. Ils ont encore des marges de progression importantes. Il suffit de créer les conditions idoines pour une appropriation et une incorporation des innovations technologiques existantes. On devrait aussi veiller à une meilleure équité dans le cadre de la distribution des facteurs de production subventionnés.
6e repère : promotion d’un secteur privé travaillant en bonne intelligence avec les exploitations familiales.
Les exploitations familiales ont de bonnes raisons d’exister, de prospérer et d’apporter une contribution remarquable à la recherche d’une sécurité alimentaire et nutritionnelle durable. Mais le continent a aussi besoin d’un secteur privé parmi ses acteurs majeurs de développement rural. Toutefois, il faut faire une différence entre la sécurisation de l’investissement privé et le transfert définitif de propriété.
En clair, nous ne sommes pas pour un marché foncier rural, synonyme d’accaparement des terres. Pour nous, la terre doit rester la propriété de la collectivité qui peut avoir un partenariat gagnant-gagnant avec le secteur privé.
7e repère : mise en place d’infrastructures de base.
Sans des routes et des pistes praticables, une véritable politique d’électrification rurale, il n’est pas possible de diminuer les pertes post-récoltes, de réduire les coûts de transactions, de favoriser l’accès au marché et de sécuriser les revenus ruraux.
Très souvent, il est plus judicieux de mieux protéger ce qui est produit que d’augmenter la production.
8e repère : intensification durable en lieu et place d’une intensification incontrôlée.
Il s’agit d’un préalable pour assurer la durabilité des capacités productives des écosystèmes et l’équilibre biologique de l’environnement d’où la nécessité de promouvoir des approches agroécologiques fondées sur des évidences scientifiques.
Conclusion : l’Afrique peut effectivement être l’avenir pour l’agriculture. Elle doit comprendre « qu’on ne mange pas le potentiel » et créer des systèmes d’innovation ou écologie de l’innovation. En d’autres termes, il convient de transformer le partenariat en actionnariat rural en vue d’une exploitation optimale des complémentarités entre acteurs, expression d’une volonté commune d’une transformation positive et durable de l’agriculture africaine.
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*Docteur Papa Abdoulaye SECK
– Spécialiste en politiques et stratégies agricoles
– Directeur de Recherches
– Quintuple Académicien des Sciences agricoles (ANSTS, AAF, AAS, TWAS, ANSALB)
– Ambassadeur du Sénégal en Italie et Représentant permanent auprès des Agences des Nations Unies à Rome (FAO-PAM-FIDA)
– Ancien Ministre de l’Agriculture
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DE NOTRE CMAAP 6 du 9 novembre 2022
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Une vue de la salle pendant la conférence. © Frederic Reglain
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[LA CMAAP 7 – VIIe Conférence mensuelle des Ambassadeurs Africains de Paris – se tiendra le mercredi 14 décembre 2022, à partir de 17 h 30
à l’Hôtel de l’Industrie (4, place Saint-Germain-des-Prés, 75006 Paris).
Le thème :
« Les Régions et métropoles, acteurs émergents de la diplomatie économique territoriale Afrique-France ».
Informations complémentaires à venir prochainement sur notre site.
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