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Turquie : face au déclin des privilèges de l’armée, l’irrésistible ascension de l’AKP

Turquie | 2 août 2011 | src.OVIPOT
Turquie : face au déclin des privilèges de l'armée, l'irrésistible ascension de l'AKP
Istanbul -

Le Professeur Jean MARCOU, co-Directeur de l’Observatoire de la Vie Politique Turque (OVIPOT), analyse la récente démission de généraux turcs et la resitue dans la double tendance de ces dernières années : l’érosion des pouvoirs et privilèges de l’Armée ; l’irrésistible ascension de la main-mise de l’AKP sur les rouages de l’État turc…

Photo ci-dessus : le Professeur Jean Marcou. © Capture d’une vidéo de Le Cavalier bleu


Titre original

Historique : l’État-major de l’armée turque claque la porte !

par le Professeur Jean MARCOU
Co-directeur de l’Observatoire de la Vie Politique Turque (OVIPOT)
Chercheur associé à l’Institut Français d’Études Anatoliennes (IFEA)
Professeur à l’Institut d’Études Politiques de Grenoble

Le 30 juillet 2011


L’État-major de l’armée turque a annoncé, vendredi 29 juillet 2011 au soir, sa décision de démissionner collectivement. Plus précisément, ce sont le chef d’État-major, le général Işık Koşaner, et les généraux commandant l’armée de terre (Erdal Ceylanoğlu), l’aviation (Hasan Aksay) et la marine (Eşref Uğur Yiğit), qui ont demandé à faire valoir leur droit à la retraite. Au sein du commandement suprême de l’armée turque, le seul à s’être tenu en dehors de ce mouvement est le commandant de la Gendarmerie, le général Necdet Özel.

Cet événement sans précédent dans l’histoire de la République de Turquie intervient alors que la justice a procédé ces derniers mois à de nombreuses arrestations, dans le cadre de l’affaire Ergenekon et surtout de l’affaire Balyoz. Mais, la décision de la 13e cour criminelle d’Istanbul d’inculper le général commandant l’armée de la région égéenne, Hüseyin Nusret Taşdeler, serait la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Ce général, qui a été le conseiller militaire de Recep Tayyip Erdoğan en 2007-2008 et qui est poursuivi dans le cadre de l’affaire Balyoz, encourrait, en effet, selon la réquisition du procureur en charge de cette affaire, une peine de prison à vie. Le commandant en chef de l’armée turque, le général Koşaner, cité par le site internet du quotidien Hürriyet, a justifié sa décision de démissionner en ces termes : « Il m’est devenu impossible de continuer à exercer ces hautes fonctions, car je ne suis plus en mesure d’exercer mes responsabilités et notamment de protéger les droits de mes personnels en tant que chef d’état major. »


L’aboutissement d’un processus lancé l’an dernier

Ce nouveau clash entre le gouvernement et l’armée survient également quelques jours avant la tenue du YAŞ (Yüksek Askeri Şura, Conseil militaire suprême).

Cette institution tient annuellement une session pendant l’été, qui est destinée à renouveler le personnel militaire en procédant aux nominations nécessaires, notamment au plus haut niveau. Cette année, la date de cette session avait été fixée au 1er août, mais, à la suite de ce qui vient de se passer, on ne sait si le YAŞ pourra se réunir à la date prévue.

En effet, sa prochaine session devra renouveler presque totalement le commandement suprême de l’armée turque. Or la tâche risque de s’avérer difficile tant le nombre de militaires de haut rang inculpés ou incarcérés est important. En réalité, le renouvellement des commandants des trois armes – Terre, Air, Mer – aurait dû, de toute façon, intervenir pour des raisons d’âge et aurait donc posé problème. Ainsi, pour ce qui est de l’aviation, des experts faisaient récemment observer que seul le lieutenant général Mehmet Erten, était susceptible de remplacer l’actuel chef de l’armée de l’air, le général Hasan Aksay, et qu’il aurait donc fallu d’abord nommer Mehmet Erten au grade de général pour qu’il puisse prendre ses nouvelles fonctions….

En réalité, cette démission collective est l’aboutissement d’un processus lancé, l’an passé, lors du précédent YAŞ (cf. sur notre site OVIPOT, nos éditions et analyses des 2, 6, 7 et 10 août 2010).
Quelques jours avant la tenue de celui-ci, début août 2010, des inculpations avaient frappé des militaires susceptibles d’être promus au plus haut niveau, en particulier le général Hasan Iğsız, pressenti pour devenir chef de l’armée de terre. L’impossibilité de nommer un nouveau chef de l’armée de terre avait par contrecoup empêché, pendant plusieurs jours, la nomination au commandement suprême d’Işık Koşaner, qui était alors chef de l’armée de terre et ne pouvait immédiatement quitter ce poste.

En réalité, cet incident avait permis, pour la première fois, au gouvernement de s’immiscer dans l’ultime chasse gardée des militaires : leur droit à coopter leurs propres chefs, sans en référer au pouvoir politique.
À ce jeu de chaise musicale au sommet de l’armée turque, le seul gagnant avait été sans aucun doute le général Necdet Özel. Promu à la tête de la Gendarmerie et pressenti dès l’an passé pour succéder au général Koşaner, en 2012, il a été, comme par hasard, le seul parmi les hauts responsables de l’armée, à ne pas se joindre au mouvement de démission collective d’hier. D’emblée nommé à la tête de l’armée de terre, il agira aussi désormais en qualité de chef d’état major, fonction dans laquelle il sera probablement confirmé dans quelques jours.

Le YAŞ de 2010 a donc été sans doute le début de la fin pour l’armée, car il avait en outre été marqué par la présence permanente du premier ministre aux côtés du chef d’état-major pendant le déroulement de ces travaux. Cette co-présidence inédite du YAŞ avait été interprétée comme la volonté symbolique du gouvernement de montrer que l’armée ne pouvait plus se soustraire désormais à son contrôle. Un an plus tard, force est de constater que l’on peut fermer le ban !

L’inéluctable déclin de l’Armée

Pour spectaculaire qu’il soit, le jet d’éponge du général Koşaner n’est donc pas une surprise et semble être la dernière étape d’un déclin inéluctable de l’armée qui, depuis le début de la deuxième législature de l’AKP, n’a cessé de perdre le droit de regard qu’elle s’était arrogée sur les affaires publiques, depuis son premier coup d’État de 1960 et surtout depuis celui du 12 septembre 1980.

Contrairement à une idée reçue, le rôle politique de l’armée en Turquie ne remonte pas à la période kémaliste ou à l’époque jeune turque, il s’est surtout concrétisé après le passage au multipartisme, à l’occasion de coups d’État, lorsque les militaires ont entrepris d’encadrer l’action de gouvernements issu des urnes et en un sens d’orienter la volonté populaire. L’aboutissement de cette logique est la version initiale de la Constitution sécuritaire de 1982, qui fait de l’armée et des grands corps (cour constitutionnelle, hiérarchie judiciaire, diplomates, recteurs) de véritables acteurs politiques, installés dans les principaux rouages de l’État pour surveiller, voire superviser l’action du gouvernement civil. C’est ce système où l’armée est au pouvoir mais ne gouverne pas directement, qui est en train de vivre sans doute ses derniers instants avec la démission du général Koşaner.


Affaires et complots révélés ont fait reculer l’Armée

Cette évolution est le résultat de l’action conjuguée du gouvernement, d’une partie de la justice, et de certains médias, qui depuis 2007 ont révélé une série d’affaires de complots et provoqué un certain nombre de réformes qui ont fait reculer l’armée. L’emblématique enquête Ergenekon, qui s’est ouverte en 2007 (cf. notamment nos éditions des 25 janvier, 23 mars et 2 juillet 2008), a été suivie par la mise à jour permanente d’une série de menées subversives réelles ou grossies : plan cage, plan d’action contre la réaction (cf. notre édition du 17 juin 2009), affaire des sites internet anti-gouvernementaux et l’an passé affaire Balyoz (cf. notre édition du 21 janvier 2010). Après avoir ciblé de véritables agents de l’État profond, on a pu voir que ces affaires permettaient l’inculpation et l’arrestation d’un nombre de plus en plus élevé de militaires, notamment dans les hautes sphères du commandement. L’affaire Balyoz est à cet égard particulièrement instructive.
Dans ce déclin de l’armée, une certaine presse, en particulier le journal Taraf, a également joué un rôle crucial. Depuis sa création en 2007, ce quotidien d’un nouveau genre n’a cessé de procéder à de grands déballages, montrant comment l’armée se permettait d’agir en marge de la loi, et plaçant à plusieurs reprises l’état-major lui-même dans le plus grand embarras (cf. notamment nos éditions du 17 juin 2009, du 21 juin 2010 et du 23 janvier 2010).


Depuis 2009, la fin du privilège d’exception juridique

En dernier lieu, il ne faut pas oublier que le gouvernement de l’AKP a mené une série de combats et de réformes qui ont progressivement réduit l’influence politique de l’armée à une peau de chagrin. Après avoir résisté aux interventions des militaires dans le déroulement de l’élection présidentielle de 2007, aux tentatives judiciaires pour faire interdire l’AKP en 2008, le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan, a réformé la justice militaire en 2009.

Acceptant que des juges civils puissent juger des militaires en temps de paix pour complot contre du gouvernement, ce texte a permis également aux tribunaux civils de juger des civils, en temps de paix, pour des délits qui relevaient antérieurement du code pénal militaire. L’annulation de ce texte par la Cour constitutionnelle en janvier 2010 n’a pas remis en cause la faculté acquise concrètement, depuis les débuts de l’affaire Ergenekon, par les tribunaux de droit commun d’engager des poursuites contre des militaires. On en voit le résultat aujourd’hui…


Vers l’État-AKP ?

On se réjouira a priori de la réussite de ce processus de démilitarisation du système politique turc. Mais il faut voir par ailleurs que la démission collective de l’État-major est en train de conforter, dans des proportions jamais atteintes, les pouvoirs du parti majoritaire qui sont déjà énormes.

Au cours de la précédente législature, l’AKP a méthodiquement mis la main sur la plupart des grands corps (diplomatie, hiérarchie universitaire, corps préfectoral, hiérarchie judiciaire) qui constituaient les seuls contre-pouvoirs véritablement influents dans un pays où l’opposition politique parlementaire n’est actuellement pas en mesure de représenter une alternative gouvernementale crédible au pouvoir en place.

Les péripéties récentes de la vie politique turque (élections législatives, crise de la prestation de serment, regain de la violence armée dans le sud-est kurde…) ont quelque peu estompé la poursuite de cette conquête de l’État. Récemment, pourtant, la direction de la Banque centrale turque, les présidences du Conseil d’État et de la Cour de cassation sont à leur tour tombées dans l’escarcelle de l’AKP. Détenteur par ailleurs de la plupart des municipalités importantes du pays, le parti de Recep Tayyip Erdoğan n’a ainsi jamais été aussi puissant, alors même qu’il est au seuil de sa troisième législature.


Professeur Jean MARCOU
Co-directeur de l’Observatoire de la Vie Politique Turque (OVIPOT)
Chercheur associé à l’Institut Français d’Études Anatoliennes (IFEA)
Professeur à l’Institut d’Études Politiques de Grenoble
Son blog : OVIPOT

NB - Les intertitres ont été ajoutés par l’éditeur.

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Du même auteur :
 Pr Jean Marcou : « L’expérience turque de transition politique, un modèle pour l’Égypte post-Moubarak ? » (février 2011)
 Le bilan 2009 de la politique étrangère turque (janvier 2010)
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