À lire et à relire
« Toute une histoire », bouleversant portrait d’une femme du peuple dans le Liban des années 1950
Kamleh naît dans les années 1930 au Liban-sud chiite. Sa mère, répudiée par son second mari, vit sans ressources avec ses deux enfants. Confrontée à la pauvreté extrême, elle décide de rejoindre à Beyrouth ses enfants issus d’un premier mariage.
Kamleh est alors une petite fille enjouée et espiègle mais n’a pas la chance d’aller à l’école car malgré son jeune âge elle doit déjà aider sa famille financièrement. Elle est donc placée en apprentissage chez une couturière et c’est par son intermédiaire qu’elle rencontre et tombe amoureuse de Mohammed, jeune garçon érudit et épris de poésie.
Mariée de force à 13 ans
Cet amour ne pourra pas se concrétiser officiellement car à son insu, âgée alors de seulement 11 ans, elle a été promise à son beau-frère de dix-huit ans son aîné. Elle sera mariée de force à 13 ans au mari de sa sœur décédée et deviendra mère un an plus tard. Rebelle, elle refuse d’abandonner son premier amour, qui deviendra son amant.
Analphabète mais dotée d’une sensibilité poétique naturelle, c’est grâce au romantisme du cinéma musical égyptien et aux chansons en arabe classique qu’elle apprend à exprimer ses sentiments et s’identifie à un modèle de femme libérée prônant l’amour libre. Rusée et prête à tout, elle imagine alors toutes sortes de subterfuges pour échanger des lettre passionnées avec Mohammed.
Cet amour ne se tarissant pas avec le temps elle fera ce qu’aucune femme n’oserait faire dans le Liban des années 1950 : demander le divorce, avec pour conséquence, l’abandon de ses deux filles. Loin de toute revendication féministe consciente, Kamleh entend seulement vivre la vie qu’elle a choisie avec l’homme qu’elle aime.
Une femme arabe ni soumise ni fataliste
Magnifique et bouleversant portrait de femme du peuple, qui envers et contre tous a choisi son destin et s’est émancipée pour devenir elle-même.
Ce roman biographique nous touche au plus profond, d’autant plus qu’il s’agit d’une histoire vraie, rédigée à la première personne. L’auteur, qui a recueilli les confessions de sa mère, ne pouvait lui rendre meilleur hommage qu’en exauçant son vœu de conter son histoire. Le lecteur découvre le quotidien des femmes dans un Beyrouth en plein changement politique et social et traverse l’histoire du Liban contemporain en compagnie d’une mosaïque de personnages féminins bien loin des clichés que l’on pourrait avoir sur des femmes arabes soumises et fatalistes. Mais, Toute une histoire est avant tout une ode à la vie et à la liberté à travers une histoire d’amour de portée universelle.
Hanan El-Cheikh a mis plusieurs années pour terminer ce roman, débuté alors que sa mère était toujours en vie. On imagine le courage qu’il lui a fallu pour mettre de côté sa pudeur et nous dévoiler sa relation complexe avec celle qui lui a donné le jour. Elle-même déclare que ce livre lui a permis de « libérer » sa mère et d’entamer une nouvelle relation avec elle. Son intervention dans le prologue et l’épilogue ne donne que plus de force et d’émotion au récit qu’elle nous fait partager avec générosité. Enfin, il convient également de saluer le travail de traduction, effectué par Stéphanie Dujols, qui réussit avec brio à rester fidèle à la poésie de l’arabe libanais d’Hanan El-Cheikh.
Marianne Roux-Bouzidi
Toute une histoire
de Hanan El-Cheikh
320 pages
Actes Sud (septembre 2010)