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Diane BINDER (Suez) : « Pour co-construire les villes durables d’Afrique, nous devons accorder nos expertises et les écosystèmes locaux »

8 octobre 2019
Diane BINDER (Suez) : « Pour co-construire les villes durables d'Afrique, nous devons accorder nos expertises et les écosystèmes locaux »
Avec Diane Binder, directrice des relations internationales du Groupe Suez (après avoir exercé la responsabilité de directrice adjointe du développement international du Groupe en charge de l’Afrique), l’entrevue dura quelque deux heures. Le temps d’évoquer son métier, sa façon de l’exercer, sa manière d’appréhender notre relation à l’Afrique, son engagement associatif personnel… Rien d’un scoop journalistique, mais l’évidence de la rencontre d’une personne dont la parole sonne juste. Une personne en responsabilité mais qui ne se gargarise pas des « éléments de langage inspirants des narratifs » à la mode, une personne qui préfère le parler vrai qui va si bien au penser juste. Récit.

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Propos recueillis par Alfred Mignot, AfricaPresse.Paris (AP.P)
@alfredmignot | @PresseAfrica

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Diane Binder est autant une jeune femme de tête que d’engagement : directrice des relations internationales du Groupe Suez ; membre nommé par Emmanuel Macron du Conseil présidentiel pour l’Afrique (CPA) ; présidente cofondatrice de l’Action Emploi Réfugiés (AERé), association qui accompagne les réfugiés légaux dans la recherche de travail ; contributrice active dans le comité d’action de Medef international pour préparer le sommet Afrique-France de 2020, dédié à la thématique de la ville et des territoires durables ; Young Global Leader 2019 de Davos ; classée par l’Institut Choiseul parmi les 100 leaders économiques de demain… et « en même temps », maman épanouie.

Comment fait-elle, comment se débrouille-t-elle avec toutes ses casquettes ? Ses journées durent-elles plus de 24 heures, à la différence de celles du commun des mortels ?… Considérant la femme de pouvoir qu’elle a commencé d’être et qu’elle deviendra de plus en plus, je me suis attaché à la faire s’exprimer sur sa vision du monde, en passant d’un registre à l’autre, du professionnel à celui de l’engagement associatif et citoyen.

« Que chacun soit dans son rôle »

Commençons par le côté professionnel… À l’époque de notre échange, le Groupe Suez connaissait des difficultés dans un pays d’Afrique où son obtention récente d’un contrat était contestée par des acteurs locaux. Qu’en pensait donc Diane Binder ?

D’une voix douce mais posée, elle commence par affirmer que si certaines critiques virulentes peuvent paraître injustes, elle « comprend certaines remarques complètement légitimes ! D’abord parce que des erreurs ont été commises par le passé, par les gouvernements comme par les bailleurs de fonds ou les entreprises… Donc je peux comprendre une certaine méfiance, et qu’un citoyen africain se demande pourquoi un service public devrait être “privatisé”, et de plus auprès d’un opérateur international ? On devrait quand même être capable de gérer en toute souveraineté notre service public, c’est ce que disent nos détracteurs.

Bien sûr, ces interrogations sont légitimes ! Il faut savoir y répondre plutôt que de les balayer d’un revers de main. Dans un tel contexte, je pense qu’un élément important, c’est que chacun soit dans son rôle : à l’État de décider de l’orientation politique et stratégique du secteur ; à la société de patrimoine, souvent publique, de gérer les actifs ; à l’opérateur, qui a une expertise, d’exploiter un service devenu tout à la fois complexe et essentiel.

Chacun étant dans son rôle, les choix et les missions doivent s’assumer. C’est en tout cas le message que je m’efforce de porter auprès de nos clients, et au sein de l’entreprise où je plaide pour une autre vision ou méthode, plus inclusive, plus inventive, et mieux ancrée dans les réalités locales. »

Sur l’action de Suez en Afrique, le cas de Meknès :
« Dans l’intérêt commun de l’ensemble des parties »

Chacun dans son rôle oui, mais sans le surjouer et sans démagogie… Ainsi quand on évoque avec elle le bel exemple de la décharge sauvage de Meknès (Maroc) que Suez a réhabilitée tout en aidant les anciens chiffonniers « informels » à créer une coopérative pour continuer à travailler, mais dans des conditions incomparablement meilleures, elle répond d’emblée qu’« il ne faut pas se gargariser avec des concepts en vogue de RSE ou de philanthropie dans le narratif !…

Lorsque l’on est opérateur, intégrer les communautés locales à nos projets n’est pas une bonne action, ni du marketing de la bonne conscience ! Nous intégrons les communautés locales sur un projet parce que c’est dans l’intérêt de l’ensemble des parties prenantes du projet, et en particulier des communautés locales qui en bénéficient en termes d’emploi et de transfert de savoir-faire, et donc in fine dans l’intérêt des gouvernements qui peuvent ainsi montrer le bénéfice local d’une délégation de service public, de surcroît à un opérateur international.

Le cas de Meknès est évidemment une réussite. 150 chiffonniers vivaient de ce qu’ils pouvaient récupérer sur la décharge, recycler et revendre, travaillant dans des conditions quasi inhumaines. Toute une économie, informelle, dangereuse, mais bien réelle. Ainsi, plutôt que de casser leur activité, nous avons considéré qu’il valait mieux au contraire faire travailler ces chiffonniers dans un hangar propre et sécurisé, leur donner les moyens et les outils pour continuer leur activité, avec un statut social de coopérative…

Je pense plus largement qu’on touche là un point extrêmement important de l’engagement des entreprises sur le continent africain. Je plaide, au sein de Suez, comme sur le terrain à chaque fois que j’en ai l’occasion, pour que les entreprises soient des acteurs responsables et engagés, qu’elles contribuent, fortes de leur expertise et de leur capacité d’essaimage à l’intérêt général : la valeur se crée aussi en nombre d’emplois pourvus et en capital naturel préservé. Et ce n’est pas, là encore, une simple question de communication : cela doit être au centre de la mission de l’entreprise et de sa création de valeur.

Cette approche est en réalité très naturellement au cœur de notre métier, qui est par essence local, à l’intersection des enjeux sociétaux, politiques et business. Nous sommes des prestataires de service, intégrateurs de solutions. Nous ne vendons pas un équipement ou une technologie, nous intégrons des solutions technologiques et managériales pour permettre de délivrer un service performant. »

Sur l’action au Conseil présidentiel pour l’Afrique
et le sommet Afrique-France de 2020

Diane Binder, membre du CPA, lors de son discours de clôture de la conférence de Medef International dédiée aux villes et territoires durables en Afrique, en septembre 2018. © AM/AP.P

À ce moment de notre conversation, j’évoque son discours devant une assemblée du Medef, en septembre 2018 , au cours duquel elle a proposé un « contrat d’action » pour les villes durables en Afrique, thème du sommet Afrique-France à venir en juin 2020.

Elle prend la précaution de souligner qu’elle « change de casquette », qu’elle va maintenant parler de « ce qu’elle fait au CPA », le Conseil présidentiel pour l’Afrique…

« Je me suis emparée du sujet de la ville durable, idée que j’ai proposée dès l’époque du discours de Ouagadougou (d’Emmanuel Macron, ndlr), car c’est une thématique complètement au cœur des principaux défis du Continent, et des préoccupations des populations.

Comment pourront-elles vivre ensemble dans des villes qui grandissent de manière absolument exponentielle et comment, tout simplement, la vie en commun et la vie productive peuvent-elles s’y organiser ?

Avec cette thématique de la ville durable, on touche absolument à tous les sujets du vivre en commun : la mobilité, l’accès aux services essentiels – l’eau, l’assainissement, le traitement des déchets – mais aussi l’accès à l’éducation, à la santé, l’organisation de villes productives qui favorisent la création d’emplois pour chacun, l’intégration des quartiers périurbains – souvent des bidonvilles, en Afrique –, comment construire des villes harmonieuses qui préservent et enrichissent le lien social…

C’est une réalité transversale, et quand on parle de ville durable, on aborde en réalité à peu près toutes les questions. Il ne s’agit pas, comme on peut l’entendre trop souvent, simplement de villes connectées. Bien sûr, la technologie est un facteur d’accélération et de transformation ; mais la ville durable doit être avant tout viable et aimable. »

AP.P - N’est-ce pas ainsi depuis les premières villes de Mésopotamie, avec des fonctionnalités organisées et diverses, pour ne pas dire holistiques… ?

« Oui, mais ce qui frappe aujourd’hui est à la fois la simultanéité de tant de défis – croissance démographique, exode rural, faiblesse des infrastructures, nombre de jeunes qui ont besoin d’être éduqués puis de travailler, manque d’accès aux services essentiels, rareté de la ressource en eau, production exponentielle de déchets, accroissement des inégalités, radicalisation dans la misère, etc. –, et les savoirs dont nous disposons pour organiser les villes.

Nous vivons un moment à la fois intéressant et extrêmement complexe sur le Continent parce que la croissance n’attend pas ! La population urbaine en Afrique va être quasiment multipliée par quatre en une génération – comment faire pour que tous aient un accès décent aux services essentiels ? Pour que les progrès d’accès ne soient pas faits au détriment de la préservation des espaces naturels et en dépit du bon sens, comme nous autres Occidentaux l’avons fait au XXe siècle en nous gavant d’énergies fossiles ?

C’est maintenant qu’il faut mettre en place les politiques, les lois, les outils, les infrastructures, qui permettront d’accueillir cette croissance qu’aucun continent, à aucune époque, n’a connu avec une telle intensité. Et il ne faut pas non plus opposer dans cette réflexion les villes (capitales ou villes secondaires) et les campagnes. Cet équilibre est nécessaire, ces écosystèmes s’enrichissent et se font vivre mutuellement…

Les villes peuvent devenir l’impasse ou porter l’espoir du Continent. Une ville qui fonctionne mal, où il n’y a ni emploi ni sécurité, pas de mobilité, pas d’accès à l’éducation ni aux soins et aux services essentiels, une ville où les hommes et femmes ne vivent pas dignement, c’est une ville où les tensions vont exploser, et autant de tensions qui peuvent pousser au départ des populations jeunes et ayant soif de décence humaine et de progrès, provoquant ainsi les mouvements migratoires que l’on commence (à peine) à connaître.

C’est donc un grand défi pour le Continent, et pour l’Europe aussi. Son ampleur peut s’avérer difficile à appréhender, car jusqu’à présent personne, nulle part dans le monde, n’a jamais été confronté à une telle expérience où la population de tout un continent va doubler en une génération, et où le nombre de villes multimillionnaires va décupler.

« Faire émerger un réseau d’Instituts
franco-africains de la Ville »

Au titre du CPA, je suis plus particulièrement en charge de cette réflexion et de propositions d’actions, pour articuler comment la France – ses institutions, ses villes, ses entreprises, ses universités, peuvent servir au mieux le développement des villes africaines, dans le respect des populations locales, en s’appuyant sur les réussites et savoir-faire locaux. Car les solutions seront certainement africaines, et nous avons collectivement intérêt à être du côté des innovateurs, des penseurs et des entrepreneurs africains. Nous devons en permanence créer ces liens, identifier les champions de demain sur le continent. »

AP.P Dans la perspective du sommet de juin 2020, qui est donc dédié à la thématique des villes et territoires durables, on entend parler d’un savoir-faire français sur les métiers – bâtiment, ingénierie, réseaux… – qui concourent à la ville durable, et c’est une réalité. Mais en quoi l’approche de la France est-elle spécifiquement différente, attractive ?

« Elle est différente par nos savoir-faire – notre capacité à appréhender la complexité –, et notre approche : nous ne sommes pas là pour soutenir seulement l’expertise française hors-sol et chercher à imposer un modèle pré-construit à nos interlocuteurs africains. Nous sommes là pour accorder notre expertise – en matière de planification, d’ingénierie, de construction, d’exploitation – aux priorités décidées par les gouvernements et les collectivités locales, et en venant renforcer les écosystèmes locaux.

Cette notion de synergie avec le local est très importante. La ville ne serait pas très durable s’il ne s’agissait que d’installer des entreprises françaises pour en gérer les services… Nous devons être capables de co-construire avec les écosystèmes qui existent sur place, que ce soient des start-up, des collectifs citoyens, des ONG, des PME…

Aujourd’hui, ces liens entre les entreprises françaises et les écosystèmes locaux ne sont pas suffisamment exploités. Nous devons les favoriser et les renforcer, c’est essentiel pour construire la ville durable en Afrique et pour incarner l’approche française sur ce sujet.

Cela appelle un autre sujet important, celui de la formation. J’y tiens beaucoup car on voit bien que le principal goulet d’étranglement de la ville en Afrique, ce sont tout à la fois les capacités administratives à structurer les projets, et les capacités techniques de ceux qui localement vont contribuer à l’exploitation des services urbains.

Afin de contribuer de manière efficace à co-construire l’avenir des villes durables, nous devons donc nous engager pleinement dans la formation technique et professionnelle d’une part, et celle de la gouvernance d’autre part. Ainsi les entreprises françaises actives sur le Continent pourront travailler avec des sous-traitants et des partenaires disposant de personnels qualifiés, avec un niveau d’employabilité plus élevé, et auront en face d’elles des clients publics formés et informés sur la gestion des contrats de PPP…

C’est un scénario où tout le monde gagne ! C’est l’une des initiatives portées par le CPA au côté du Secrétariat Général du Sommet : faire émerger un réseau d’Instituts franco-africains de la Ville.

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