Radhi Meddeb à propos de l’AME, « Verticale de l’avenir » : « Rien ne se fera sans la société civile et le plaidoyer des politiques »
Un article d’Alfred Mignot, AfricaPresse.Paris
Radhi Meddeb est de ces hommes trop rares qui savent à la fois gérer le présent comme un chef d’entreprise – qu’il est depuis trente ans – et se projeter dans l’avenir comme l’économiste et prospectiviste reconnu qu’il est devenu. Sans oublier les cheminements du passé, si riches d’enseignements pour celui qui veut s’efforcer à la lucidité… Une attitude utile pour cet entrepreneur qui est aussi un citoyen engagé, tant en Tunisie – avec son association Action et développement solidaire (ADS) – qu’en France, où il contribue à relever le nouveau défi de l’Ipemed : la promotion d’une vision et d’une fondation Afrique-Méditerranée-Europe, l’AME (« Verticale de l’avenir ») à l’ambition immense : la refondation totale de la relation partenariale entre l’Afrique, la Méditerranée et l’Europe. Autant dire une révolution systémique.
La redécouverte d’une certaine proximité
Une révolution systémique, osons le dire ! Car aujourd’hui, des trois grands ensembles qui structurent la géographe économique planétaire, le « quartier d’orange de l’AME », selon l’expression chère à Jean-Louis Guigou, est la grande région de très loin la moins structurée, en comparaison de l’Alena (les deux Amérique) et de l’Asean (Asie de l’Est).
L’analyse de cette réalité qui pourrait empirer jusqu’à la marginalisation de l’AME n’est pas une découverte : voilà bien dix ans et plus qu’au sein de l’Ipemed, Radhi Meddeb (qui en fut le président durant plusieurs années) et Jean-Louis Guigou (actuel président et fondateur) s’emploient à promouvoir l’idée d’une nouvelle donne de la coopération économique, qui dépasserait la seule approche commerciale pour aller vers un partenariat fondé sur le partage des chaînes de valeur, et dans la « proximité verticale » redécouverte… des fuseaux horaires et des flux humains.
Mais avant d’en arriver à cette vision de l’AME – à laquelle l’Ipemed vient de consacrer un livre, « Afrique-Méditerranée-Europe - La Verticale de l’avenir »* – il fallait bien en passer par une analyse critique du Processus de Barcelone, initié en 1995.
Le tsunami de la « globalisation effrénée »
C’est là un premier point de l’intervention de Radhi Meddeb, vendredi 2 février, lors de la conférence organisée par l’Ipemed et IC Publications au Hub de Bpifrance, à Paris : « Nous travaillons sur ces questions depuis de nombreuses années… Après l’accord d’Oslo en 1993, et le lancement du Processus de Barcelone en 1995 qui ouvrait la voie au partenariat Euromed, nous avons nourri un immense espoir d’apaisement pour cette région ô combien fracturée qu’est la Méditerranée. Immense espoir car à l’Ipemed notre conviction est grande que l’économie façonne le monde et redéfinit les frontières et les positionnements des uns et des autres… ». Or, précisément, pour avoir une chance de se concrétiser « il aurait fallu que l’accord d’Oslo trouvât des racines dans des accords économiques », ce qui n’a pas été le cas.
De même, les vertus potentielles du Processus de Barcelone ont été désamorcées par l’irrésistible tsunami d’une « globalisation effrénée qui n’a pas été heureuse pour tous, qui a exclu nombre de pays et beaucoup de leurs populations. Elle a approfondi les inégalités, elle a créé de la croissance et des richesses, mais ne s’est pas souciée de la répartition de celles-ci ».
L’AME, un projet structurant et de long terme
« Aujourd’hui que la globalisation a montré ses limites, reprend Radhi Meddeb, tant politiques avec de nombreuses velléités de fermeture sur soi – America first, Brexit, Catalogne, AFD allemande, Europe de l’Est… – qu’économiques, nous avons estimé que cette grande région jusqu’ici ballottée “comme des confettis dans la mondialisation” selon une expression chère à Jean-Louis Guigou, a un besoin prégnant de créer de la solidarité entre le nord et le sud. Que nous passions à l’action, au-delà des paroles.
Nous avons besoin de plus de solidarité, de plus de complémentarité, de mettre en œuvre concrètement ce destin commun qui est le nôtre. Nous en sommes très loin, certes… car ce qui structure aujourd’hui le comportement des opérateurs économiques – et c’est un point fondamental, car ils seront les acteurs de la construction de cette région, ou elle n’existera pas – ce sont encore des comportements hérités de la rente coloniale. Or, ils ne peuvent pas se départir du jour au lendemain d’une attitude plus que séculaire. »
Le projet de l’AME est ainsi totalement restructurant pour l’ensemble de la région. Il se décline en plusieurs dimensions. Économique, tout d’abord : les opérateurs l’ont désormais bien intégré, tout le monde parle de gisement de croissance et de l’Afrique continent de l’avenir. « Cependant, explique Radhi Meddeb, ces dernières années, une large part de l’Afrique a vu ses ressources diminuer, à la suite de la chute des cours des matières premières. Dans le même temps, elle a dû mobiliser de plus en plus de moyens pour lutter contre les extrémismes, et c’est ainsi que le moindre effort pour le développement aura été la variable d’ajustement. »
Des partenariats “triangulaires” d’entreprises
Face à cette situation, l’Europe se doit d’être « ambitieuse ». Une hypothèse optimiste mais pas si improbable, car désormais « la France et l’Allemagne entament un même discours, estime Radhi Meddeb. La France “secoue le mammouth” tandis qu’Angela Merkel a pris l’initiative de plaider pour le partenariat avec l’Afrique, lors du G20 de juin 2017… alors même que les entrepreneurs allemands s’activent en créant des entreprises au sud. Je le vois en Tunisie, où quelques milliers d’entreprises allemandes, discrètement, sur le terrain, installent des usines pour fabriquer des éléments de la chaîne de production qu’elles assemblent ensuite en Allemagne. Ces entreprises fixent ainsi « des points de suture entre les deux continents. »
« Moi-même, témoigne encore Radhi Meddeb, concrètement, je mets en œuvre les préceptes de l’AME tels que les théorise désormais l’Ipemed. Depuis trente ans, avec mon entreprise d’ingénierie et de conseil [Comete Engineering, ndlr], je pratique le partenariat “triangulaire” avec des entreprises européennes et africaines. Je dis bien “et africaines”… c’est une démarche volontariste, car je ne veux pas que mes contributeurs africains connaissent le sort que j’ai enduré, à mes débuts, face aux multinationales européennes qui me considéraient comme un simple sous-traitant, et surtout pas comme un réel partenaire… »
Cette intensification du partenariat économique est donc le point central de la démarche de l’AME : partager la richesse entre les deux continents en répartissant les chaînes de valeur, à l’exemple de ce qu’ont su faire l’Alena et l’Asean, et cela sans oublier la région Euromed, qui retrouve ainsi sa centralité historique et une vocation nouvelle de plate-forme intercontinentale.
« Rien ne se fera
sans la dimension humaine et culturelle »
Certes… mais pourquoi l’AME réussirait-elle là où le Processus de Barcelone a échoué ? avons-nous demandé à Radhi Meddeb. Comment y arriver… ?
« Je crois que l’EuroMed a été entravée par le fait que ses concepteurs y ont concentré toutes les difficultés et fractures de la Méditerranée. Ils ont essayé de faire de l’équilibrisme à tel point qu’on trouvait toutes choses et leurs contraires dans leur démarche. Aussi, l’Euromed a été trop politisée, alors que, selon moi, nous avons besoin d’institutions qui soient dans l’économique, le culturel, le rapprochement et le dialogue des différentes parties prenantes des deux rives de la Méditerranée…
La Verticale sera compliquée à mettre en œuvre, c’est clair. Mais c’est un projet de long terme, incontournable et structurant, qui peut être mobilisateur. Il ne se fera pourtant pas sans la participation des populations, de toutes les composantes des sociétés civiles, de tous ceux qui font la réalité quotidienne économique, sociale, culturelle… et des jeunes en particulier. Car contrairement à la cécité des tentatives fédératrices du passé, nous avons maintenant compris que rien ne se fera sans la dimension humaine et culturelle, c’est une composante fondamentale.
La Verticale a besoin de brassage de catégories socioprofessionnelles, de lieux de rencontre, d’échanges, que les uns et les autres se connaissent, que l’on cesse de se demander “comment peut-on être Persan ?” »
Cette flagrante nécessité d’un plaidoyer pédagogique à déployer, ainsi soulignée par Radhi Meddeb, ramène directement à la responsabilité des personnels politiques : « Ils doivent relayer leur conviction par un discours contribuant à l’éducation des populations du nord, pour lesquelles il n’est pas habituel de s’entendre dire “nous allons travailler avec les gens du sud”, car elles imaginent aussitôt un processus de délocalisation. Pour faire avancer l’AME, il y a donc nécessité d’un plaidoyer pédagogique à développer. C’est le premier devoir des politiques », conclut Radhi Meddeb.
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* « Afrique-Méditerranée-Europe - La Verticale de l’avenir », par Jean-Louis Guigou et Pierre Beckouche. Éditions Nevicata, coll. L’Âme des peuples. Octobre 2017, 99 pages, 9 euros.
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