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Quel rôle pour les entrepreneurs dans les dynamiques de démocratisation au Maghreb ?

Maghreb | 26 décembre 2010 | src.YML
Quel rôle pour les entrepreneurs dans les dynamiques de démocratisation au Maghreb ?
Paris -

Invitée au YML Forum 2011, Amel Boubekeur, chercheur à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et à l’École Normale Supérieure (Paris), travaille actuellement sur le rôle des entrepreneurs dans les dynamiques de démocratisation au Maghreb. Elle répond ici aux questions de l’association YML (Young Mediterranean Leaders) sur cette thématique passionnante.

Photo ci-dessus : Amel Boubekeur © DR


YML - Comment vous est venue l’idée de travailler sur ce thème ?

Amel Boubekeur - Alors que les partis politiques ont longtemps été le seul cadre d’analyse de ces transformations politiques, on se rend compte que ces derniers n’ont plus beaucoup de sens. Le champ politique traditionnel semble en effet figé. J’ai donc cherché ailleurs, et ai choisi d’étudier le rôle des entrepreneurs.

YML - Dans les grandes lignes, quel est le rôle joué par ces entrepreneurs dans le processus de démocratisation ?

Amel Boubekeur - Cette idée que les entrepreneurs peuvent devenir une force de démocratisation remonte notamment aux accords Barcelone de 1995, dont le postulat était que la libéralisation économique devait amener la libéralisation politique. Dès lors, l’Europe et les États-Unis n’ont eu de cesse de travailler à l’émergence de ces « acteurs miracles », supposés suppléer à l’immobilisme des élites politiques et aux obstacles rencontrés dans leurs échanges diplomatiques avec les structures institutionnelles traditionnelles.

La conférence États-Unis/Maghreb sur l’entrepreneuriat organisée à Alger le mois dernier nous fournit un exemple de cette volonté réaffirmée par l’administration Obama de faire des entrepreneurs des vecteurs de changement politique.

Le problème est que cette approche ne prend pas suffisamment en compte les limites institutionnelles des pays concernés. En effet, les entrepreneurs ne sont pas des forces autonomes ou coupées du monde politique. Au contraire, ces deux sphères sont bien souvent liées, et le pouvoir politique a aussi un certain contrôle sur la sphère économique.

YML - Leur rôle est il le même dans tous les pays du Maghreb ?

Amel Boubekeur - En Tunisie, il existe un certain partage tacite de l’espace entre élite politique et économique. La majorité des entrepreneurs prend soin de ne pas s’investir en politique de façon autonome et préfère s’occuper exclusivement du management de ses affaires. Les grands patrons ayant des liens organiques avec le parti dirigeant sont souvent les seuls à s’exprimer publiquement sur les questions de réforme.

En Algérie, du fait de la manne pétrolière disponible, la réussite économique des entrepreneurs est souvent conditionnée par la place qui leur est donnée dans les politiques économiques de l’État. Dans les années 1990, la politique de privatisation des entreprises publiques a permis le recyclage de nombreux anciens hauts fonctionnaires dans le secteur privé. Les trois mandats successifs du Président Bouteflika, de 1999 à 2009, ont eux favorisé l’engagement politique de entrepreneurs quasi-exclusivement dans le financement de campagnes lors des élections législatives ou présidentielles.

Au Maroc, les entrepreneurs qui peuvent concilier moyens financiers et réseaux privilégiés avec le Palais, sont de plus en plus appelés à des fonctions de représentation par des partis politiques en perte de vitesse et incapables de répondre aux demandes de développement du terrain.

YML - Cela signifie-t-il pour vous qu’il existe une corrélation entre ouverture au libéralisme et processus démocratique ?

Amel Boubekeur - Oui, mais à condition de ne pas se tromper d’échelle. Concernant d’abord les grands entrepreneurs maghrébins, leur importance politique est réelle et s’est beaucoup accrue depuis une dizaine d’années. Leur présence signifie de facto une pluralisation des profils politiques influents, longtemps restreints aux apparatchiks et aux militaires. Cependant, sont-ils capables de rendre moins opaques les modes de gouvernance aujourd’hui en place dans la région ?

Ouvrir le système politique à de nouveaux acteurs ne signifie pas forcement que de nouvelles pratiques de gestion des ressources soient adoptées, et c’est là le véritable enjeu d’une gouvernance économique démocratique.

La possibilité pour ces businessmen très influents politiquement de transformer le système se trouvera dans un premier temps dans la promotion de modèles d’investissement plus éthiques, dans leur capacité de "lobbying" pour l’amélioration et le respect des conditions de travail de leurs employés, et dans leur soutien aux initiatives de la société civile. Au niveau de l’immense majorité des petits entrepreneurs ensuite : même s’il est encourageant que les gouvernants maghrébins aient lancé des programmes d’aide à la création d’entreprise, les lourdeurs bureaucratiques et l’absence de contacts entre responsables politiques et petits entrepreneurs freinent l’investissement des jeunes en politique.

Pour conclure, il faut aussi analyser le rôle des programmes de soutien aux jeunes entrepreneurs mis en place par l’Union européenne et les États-Unis. Ces formations souvent dispensées à l’étranger sont fondamentales dans l’acquisition de bonnes pratiques de management, mais elles ne sont pas suffisantes. De retour au pays, les jeunes entrepreneurs sont confrontés à des problèmes spécifiques auxquels une formation délocalisée aux États-Unis ou en Europe ne les prépare pas du tout. Les relations étroites que les sphères politiques et économiques entretiennent au Maghreb nous enseignent qu’il est illusoire de compter sur la capacité de réforme des entrepreneurs sans leur donner un rôle politique qui ne soit pas que de façade.

Entretien réalisé par YML

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