Pr Abderrahmane Mebtoul : onze scenarii d’actions coordonnées pour éviter l’effondrement économique de l’Algérie
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Une contribution du Professeur Abderrahmane MEBTOUL
Professeur des Universités, économiste, expert international (Algérie)
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Le monde ne sera plus jamais comme avant et pour l’Algérie, ainsi que pour la majorité des pays, s’impose une révision déchirante de toute la politique socio-économique et de la gouvernance.
La situation est grave pour l’Algérie, qui doit prendre ses distances avec les discours d’autosatisfaction de certains responsables, formatés par l’ancienne culture rentière. Même un ministre des finances français – et il n‘est pas le seul –, alors que le PIB de son pays a dépassé en 2019 les 2 700 milliards de dollars avec une économie diversifiée (à comparer au PIB de l’Algérie, de 180 milliards de dollars) annonce pour 2020 « une catastrophe économique », selon ses propres termes.
Dans cette perspective, onze scénarios peuvent être envisagés pour l’Algérie, en essayant à la fois d’éviter l’épuisement les réserves de change et de limiter le déficit budgétaire. En distinguant la partie devises de la partie dinars, quelles seraient les solutions, difficiles à atteindre mais possibles, pour combler le déficit de financement, tout en ayant présent à l’esprit que dans la pratique des affaires – tant domestique qu’à l’international –, les sentiments n’existent pas.
C’est dans ce contexte que la future loi de finances complémentaire 2020 doit prévoir plusieurs paramètres et variables afin de concilier l’efficacité économique et la justice sociale, pour préserver la cohésion sociale durant cette conjoncture très difficile.
Onze scénarios sont envisageables qui peuvent être combinés entre eux, mais s’inscrivant dans le cadre d’une véritable stratégie.
Quatre solutions pour atténuer
la chute des réserves de change
La première solution est de recourir à l’emprunt extérieur, même ciblé. Dans la conjoncture actuelle où la majorité des pays et des banques souffrent d’une crise de liquidités, c’est presque une impossibilité, sauf auprès de certaines banques privées mais à des taux d’intérêts excessifs et supposant des garanties fortes.
La deuxième solution est d’attirer l’investissement direct étranger : nous sommes dans un même scénario de difficultés, et d’autant plus que selon la majorité des rapports internationaux publiés en 2019, l’économie algérienne est classée parmi les dernières en termes de libertés économiques (bureaucratie, système financier sclérosé, corruption). La seule garantie de l’État sont les réserves de change, qui s’élèvent à moins de 60 milliards de dollars en mars 2020.
La troisième solution est de rapatrier les fuites de capitaux à l’étranger. Il faut être réaliste et distinguer les capitaux investis en biens réels visibles des capitaux placés dans des paradis fiscaux, sous des prête-noms, – souvent de nationalités étrangères – ou investis dans des obligations anonymes. Agir dans ce dernier cas relève presque de l’impossibilité. Pour le premier cas cela demandera des procédures judiciaires longues de plusieurs années, et sous réserve d’une collaboration étroite de la part des pays concernés.
La quatrième solution est de limiter les importations et lutter contre les surfacturations. Mais cela implique le risque de paralyser tout l’appareil de production, avec des incidences sociales très importantes – accroissement du chômage – car plus de 85 % des entreprises publiques et privées algériennes, dont la majorité n’a pas de balances de devises positives, ne sont pas concurrentielles sur le marché international, important leurs équipements et leurs matières premières de l’étranger.
La décision du Conseil des ministres en date du 22 mars 2020 de limiter les importations à 31 milliards de dollars, soit des économies de 10 milliards de dollars, de suspendre des contrats avec les bureaux d’études étrangers, permettant d’économiser environ 7 milliards de dollars, ne peut être effective à moyen terme.
Sauf si, d’une part l’Algérie possède de véritables bureaux d’études de projets complexes en ingénierie (à ce jour presque inexistants), avec les compétences individuelles correspondantes, et si d’autre part elle dispose à nouveau d’un système d’information performant, en temps réel – il s’est totalement effrité –, afin de cibler la nomenclature des importations des dizaines de milliers de produits), en s’en tenant aux grandes masses, pour des montants dépassant les 50 à 100 millions de dollars.
Car 80 % d’actions mal ciblées ont un effet de 20 % sur cette baisse , tandis que 20 % d’actions biens ciblées ont un impact sur 80 %. Cela implique d’établir un tableau de la valeur au niveau des douanes, reliées aux réseaux nationaux et internationaux, pour déterminer les normes, coût/prix par zone selon la qualité, afin de détecter les surfacturations, tout en tenant compte, pour certains produits, des fluctuations boursières.
Sept solutions pour atténuer le déficit budgétaire
en agissant sur le dinar, monnaie non convertible
La première solution est la saisie des biens de tous les responsables incriminés par la justice, supposant un verdict final pour respecter l’État de droit par la vente aux enchères.
La seconde solution est d’intégrer la sphère informelle qui draine environ 40 % à 45 % de la masse monétaire en circulation. Or les expériences historiques, notamment en période de guerre, montrent qu’en période de crise, il y a extension de cette sphère.
L’ensemble des mesures bureaucratiques autoritaires de tous les gouvernements, depuis l’indépendance, ont abouti à un échec. Car lorsqu’un État émet des règles qui ne correspondent pas à l’état de la société, celle-ci enfante ses propres règles qui lui permettent de fonctionner, sur la base d’un contrat moral entre l’acheteur et le vendeur beaucoup plus solide que celui de l’État*
La troisième solution est le recours à la planche à billets, autrement appelé « financement non conventionnel ». Dans une économie totalement extériorisée comme l’économie algérienne reposant essentiellement sur la rente, la politique keynésienne de relance de la demande par injection monétaire afin de dynamiser l’appareil productif (offre et demande) produit des effets pervers à l’image de la dérive vénézuélienne, avec une inflation qui a dépassé les 1 000 %, pénalisant fortement les couches les plus défavorisées de la population.
La quatrième solution est la dévaluation rampante du dinar afin de combler artificiellement le déficit budgétaire : on augmente en dinars la fiscalité pétrolière et la fiscalité ordinaire, où les taxes à l’importation s’appliquent à un dinar dévalué entraînant une augmentation des prix, tant des équipements que des matières premières, et dont le coût final est supporté par le consommateur.
La cinquième solution est la vente des bijoux de famille par la privatisation, totale ou partielle mais supposant des acheteurs crédibles, tout en évitant le passage d’un monopole public à un monopole privé beaucoup plus néfaste, et sur la base d’un consensus social, le processus étant éminemment politique. Dans ce cas, les ventes pourraient se faire en dinars ou en devises.
La sixième solution est l’augmentation de la fiscalité ordinaire par le recouvrement des arriérés d’impôts. Mais attention à cette mesure qui doit être correctement pensée, car si l’on s’attaque aux activités visibles de la sphère réelle, déjà mise en difficulté par cette crise, le risque est l’extension de la sphère informelle, selon l’adage « l’impôt peut tuer l’impôt ». Mais d’autres niches fiscales existent, notamment par une réorganisation audacieuse du système fiscal et du système domanial (plus de 50 % des habitations n’ont pas de titres de propriété) structures en léthargie depuis des décennies.
La septième solution est un emprunt de solidarité nationale, préconisé par un ex ministre des finances qui a échoué par le passé dans cette opération. Dans cette conjoncture particulière de lutte contre la corruption qui dépasse l’entendement humain, qui a provoqué une névrose collective, le sacrifice n’étant donc pas partagé, visant d’anciens hauts responsables qui demandaient à la population de se serrer la ceinture, où souvent ce sont les banques publiques qui ont acheté les bons, et à la lumière des échecs du passés, cela aura peu d’impacts.
Quelles seront les recettes
de Sonatrach en 2020 ?
Le cours du baril Brent et du gaz naturel sur le marché libre, en chute de plus de 50 % a été coté le 24 mars 2020, 13h GMT à 27,84 dollars pour le Brent et à 24,11 dollars pour le WIT et pour le gaz naturel 1,602 dollar le MBTU**.
La situation pour le gouvernement algérien est donc complexe face à une économie qui dépend totalement de la rente pétrolière et gazière : 98 % des recettes en devises avec les dérivés, dont 33 % proviennent du gaz et influent sur le taux de croissance via la dépense publique.
Cela aura des incidences sur le taux d’emploi et même le poids du pays dans les relations internationales, où l’économique est déterminant. Il ne faut pas être un grand mathématicien, il suffit de faire une simple règle de trois à partir des données officielles du Ministère de l’Énergie…
Si l’on prend la référence du prix du baril de 2019 (environ 66 dollars de moyenne annuelle, et sous réserve d’une stabilisation de la production en volume physique, qui a connu une nette baisse entre 2008/2019), en considérant l’hypothèse optimiste de l’AIE de mars 2020 d’un cours de 43 dollars pour cette année, (tandis que d’autres scénarios pessimistes, produits par des banques américaines prévoient un cours largement inférieur pour 2020, entre 25/30/35 dollars), les recettes de Sonatrach, dont le gaz représente 33 % – gaz qui connaît une chute drastique de plus de 50 %, avec une baisse de la demande des principaux clients européens – seront de 21,65 milliards de dollars, auxquels il faut soustraire environ 25 % de coût. Reste donc un profit net de 16,23 milliards de dollars.
Avec un cours à 25 dollars et un cours du gaz naturel sur le marché libre inférieur à 1,2 - 2 dollars le MBTU (80 % des gisements algériens ne sont plus rentables) la nécessité d’un nouveau management stratégique s’impose à la Sonatrach. Un discours de vérité, non-démagogique est de rigueur, car selon le FMI, la loi de finances 2020 nécessite un cours minimum de 100 dollars le baril, la base de référence à 50-60 dollars relevant de l’artifice comptable.
Avec la paralysie de l’actuel appareil de production, conjuguée à l’importance incompressible des importations de biens et services – qui représentent 85 % à 90 % des inputs importés tant des entreprises publiques que privées –, le risque est l’épuisement des réserves de change (inférieures à 60 milliards de dollars en mars 2020) vers la fin de l’année 2021 ou le premier semestre 2022.
Sauf à mettre en œuvre des solutions opérationnelles et une mobilisation générale – renvoyant à la moralité des dirigeants –, cela signifierait le retour aux diktats du FMI, ce qu’aucun patriote ne souhaite.
Ainsi, la situation socio-économique de l’Algérie, fortement connectée à l’économie mondiale via la rente des hydrocarbures, dépendra significativement du retour à la croissance mondiale très fragilisée en 2020-2021, certainement en-deçà des prévisions de l’OCDE (de 2,4 % pour 2020). Et si si la crise perdure au-delà de juin 2020, certains experts prévoient déjà moins de 1,5 % de croissance, soit la moitié de ce qui était envisagé avant l’épidémie.
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* – Voir l’étude réalisée sous la direction du Professeur Abderrahmane Mebtoul : « Les enjeux géostratégiques de la sphère informelle au Maghreb ». Institut Français des Relations Internationales (IFRI). Paris, novembre 2013.
– « Sécurité nationale et mécanismes de l’intégration, la sphère informelle en Algérie ». Revue Stratégie, Institut militaire de documentation, d’évaluation et de prospective (IMDEP), décembre 2019.
** Voir deux conférences du Professeur Abderrahmane Mebtoul sur ce thème, disponibles sur www.gologle.com : « L’impact de la baisse du cours des hydrocarbures sur l’économie algérienne », tenue devant les officiers supérieurs à l’Ecole Supérieure de Guerre (ESG/MDN), le 19 mars 2019 ainsi que, le même jour et sur le même thème, devant la majorité des attachés économiques des ambassades accréditées à Alger.
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DU MÊME AUTEUR :
– Les contributions du Pr A. Mebtoul sur notre site africapresse.paris
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