Pr Hassine Fantar
- Chaire dialogue des civilisations, Tunis : « Nous sommes tous cousins en Méditerranée »
Alfred Mignot – Monsieur le Professeur, vous êtes historien de la Méditerranée, et titulaire de la chaire pour le dialogue des civilisations de Tunis. Vous dites qu’en Méditerranée, « nous sommes touts cousins »…
Pr Hassine Fantar – Oui, dans mes travaux d’historien, j’ai essayé de montrer comment ces Méditerranéens – qu’il s’agisse de Rome, d’Athènes, de Carthage, des Phéniciens, des Mycéniens – ont pu ensemble faire cette Méditerranée. Au fil des millénaires, nous sommes devenus des partenaires, des cousins.
Du point de vue anthropologique, les populations maghrébines ne peuvent d’ailleurs se comprendre qu’en tenant compte des apports du Nord et du Sud. A ce sujet, nous disposons de vestiges extraordinaires qui, malheureusement, ne sont pas encore bien mis en évidence : ce sont d’une part ces constructions protohistoriques ou de type protohistorique, que nous appelons les « haouanet », des grottes aménagées, ancêtres des habitations troglodytiques du sud-est tunisien.
On en trouve aussi en Sicile et en Sardaigne, en Asie Mineure, en Jordanie, en Arabie : ce sont des indices qui nous montrent comment le Maghreb est le fruit de ces dialogues ethniques, culturels, du mouvement de toute une grande famille qui, depuis la protohistoire, n’a cessé de se déplacer, irriguant toute la Méditerranée. Et puis, d’autre part, nous avons aussi nos mégalithes tunisiens, tout à fait semblables à ceux de France et de Bretagne…
En fait, depuis la protohistoire, la population maghrébine a été le fruit d’une gestation absolument extraordinaire dont certains éléments viennent certainement aussi du Proche-Orient, à travers le Sud, à travers le Sahara.
Cela posé, il nous reste, à nous gens du Sud, à bien nous connaître par nous-mêmes, selon la formule de Socrate, et à nous présenter à « l’autre ». Je crois que c’est le débat fondamental. Comment se présenter à « l’autre », comment faire de « l’autre » un partenaire et non pas quelqu’un qui vous soit hostile, ou étrange, ou que vous ne voulez pas connaître ? Nous avons à mener cette lutte pour un changement de mentalité, pour qu’on arrive à s’assumer entièrement, à prendre en charge toute la culture maghrébine en général, tunisienne en particulier, quelle qu’en soit la langue, la confession…
C’est un travail extraordinaire à accomplir. Il y faut une stratégie et je pense que cette création de la Chaire Ben Ali pour le dialogue des civilisations et des religions annonce cette stratégie, cette prise de conscience qui reste encore à concrétiser, jusqu’à mettre en accord l’intellect et l’affectif. Car si en effet nous pouvons constater aujourd’hui une volonté au niveau de l’intellect, il nous faut parvenir jusqu’à l’affectif, jusqu’au vécu, jusqu’à l’intimité de soi. C’est en cela que nous avons encore beaucoup à faire.
Alfred Mignot – Votre raison d’être, c’est donc de réfuter la fameuse thèse du « choc des civilisations », et de promouvoir le dialogue inter-civilisationnel ?
Pr Hassine Fantar – Absolument. Justement, le principe fondateur de cette Chaire, c’est de réagir contre ceux qui osent encore parler, contre toute évidence, de heurts de civilisations alors que quand on examine les événements du point de vue historique et scientifique, on ne peut que mettre en évidence l’interactivité des civilisations. Toute civilisation – prenez par exemple la civilisation grecque, pour rester dans le monde gréco-romain classique – ne peut se comprendre que par sa rencontre avec « l’autre ». Elle est un miracle de soi avec « l’autre ».
On ne peut en effet comprendre le miracle grec sans le grand voyage d’Abraham, qui vient de… Mésopotamie. Plus que le personnage d’Abraham, c’est le fleuve mésopotamien irriguant l’ensemble des terres cananéennes, donc phénico-syriennes, libanaises… qui est signifiant. Ce grand mouvement d’Est en Ouest, apportant l’alphabet, apportant toute la mythologie orientale via l’Egypte. Si bien que la part de la Mésopotamie et de l’Egypte chez le Grec est extrêmement importante, et le miracle grec n’aurait donc pas eu lieu sans cette rencontre du moi et de « l’autre ».
Le dialogue des cultures, c’est mettre cela en évidence, et montrer au fond que nous sommes tous frères, et que l’homme ne peut être qu’un binôme, mais un binôme dont les éléments sont complexes et d’une richesse extraordinaire.
Et si maintenant nous considérons la civilisation arabe ou arabo-islamique, qu’est-ce que l’islam sans « l’autre » ? Sans « l’autre » juif, sans « l’autre » chrétien, sans les écrits des Anciens ?
Le Coran fait souvent allusion aux écrits des Anciens. L’Islam, comme le judaïsme, et le christianisme, doit beaucoup à ces écrits de l’Antiquité. Il nous faut désacraliser cette notion d’arabité. Être arabe cela ne veut pas dire qu’on est de sang ou d’argile arabe. On est « arabisé ». Il n’y a pas d’Arabe « pur sang ».
Alfred Mignot – Comment pensez-vous pouvoir mettre en évidence ces « passerelles » des identités à composantes multiples qui font la Méditerranée ?
Pr Hassine Fantar – Notre propos, c’est de nous appuyer sur des études historiques dans le but de mieux comprendre le présent. Si nous parlons des dialogues inter-civilisationnels de l’époque ancienne, c’est bien sûr afin de mettre en évidence le dialogue qui doit s’instaurer aujourd’hui. L’objectif est d’identifier les facteurs de succès d’autrefois, et de nous en inspirer.
Regardez par exemple, moi j’ai une conception de la civilisation romaine : je vois que celle-ci est un vaste projet collectif.
La grandeur de Rome a été de permettre à tous les peuples de la Méditerranée de faire ensemble ; de bâtir ensemble ce grand édifice qu’on appelle la civilisation romaine, mais sans exclure les spécificités : la Gaule a gardé son caractère celtique, l’Afrique du Nord a gardé sa berbérité, enrichie par l’apport phénicien et par l’apport carthaginois, de même pour l’Espagne et l’Orient.
Au fond, vous avez une seule civilisation romaine, mais une et multiple. Une parce qu’il y a une unité linguistique, une vision du monde, des valeurs, des comportements semblables, etc. Multiple, car si vous observez par exemple les architectures d’ici et là, ce que vous trouverez sur le même type d’édifice, comme les colisées par exemple, ce seront les empreintes digitales de chaque peuple.
Alfred Mignot – Comment avez-vous organisé le travail de votre chaire ?
Pr Hassine Fantar – Dans cette chaire, nous avons organisé d’abord des conférences, données tant par des Tunisiens que par des intervenants étrangers. Notre ambition est de pouvoir faire venir des personnalités qui nous parlent de tous les peuples, parce qu’il ne s’agit pas simplement de nous présenter la civilisation arabe, ou maghrébine ou tunisienne. Notre propos, c’est d’abord d’encourager l’enrichissement du savoir, et diffuser le savoir. Nous devons à la fois essayer de nous connaître, nous Tunisiens, et être à l’écoute de « l’autre » pour le bien connaître. Cela peut être un Méditerranéen, un bouddhiste, un Japonais.
Nous nous proposons d’élargir le cercle des religions monothéistes pour voir aussi ce que sont les autres religions. Il ne s’agit plus d’affirmer, par exemple : « Nul n’entre ici s’il n’est monothéiste », mais d’ouvrir la porte à tous ceux qui ont une pensée religieuse, sachant que la pensée religieuse est une pensée universelle, car il n’y a pas de peuple sans religion.
Alfred Mignot – Le monothéiste n’est-il pas, historiquement et actuellement, l’une des plus fréquentes et importantes sources de conflit ?
Pr Hassine Fantar – Oui, les guerres de religion ont commencé avec Moïse pratiquement, oui.
Alfred Mignot – La nécessité d’un dialogue est donc d’autant plus pressante…
Pr Hassine Fantar – Nous croyons que le dialogue est partout mais nous chercherons là où il est le plus facile à mettre en évidence, et au fond qui dit dialogue dit mariage… Et il n’y a pas de civilisation sans mariage. À mon avis, la civilisation est toujours le produit d’une rencontre. Il n’y a rien qui ne soit le produit d’une rencontre. Il y a eu des rencontres violentes et des rencontres pacifiques. Mais aujourd’hui, je crois, nous pouvons le dire, nous avons fait des progrès. Nous pouvons faire des rencontres pacifiques.
Alfred Mignot – Dans vos perspectives de travail, avez-vous envisagé des procédures d’initiation aux « différences » des uns et des autres ?
Pr Hassine Fantar – Absolument. Nous sommes à l’écoute, nous allons initier notre public national, maghrébin à « l’autre ». Par exemple, qu’est-ce que l’Europe, comment s’est-elle faite ? Par exemple, qu’est-ce que la Renaissance ? Elle a d’ailleurs été extrêmement importante pour l’Europe, mais pour nous aussi. Il y eut en effet des tentatives de Renaissance dans le monde arabe, mais qui ne donnèrent pas le fruit escompté. Connaître la Renaissance européenne, comment l’Europe a vécu sa Renaissance, c’est un retour aux sources. Mais l’objectif n’est pas d’en rester au niveau des sources, mais de s’en servir pour mettre le passé au service du présent, et du futur. Comment, avec « l’Antique » avec « l’autrefois » on produit l’aujourd’hui et le demain, c’est cela notre démarche. Montrer, expliquer et connaître pour décoller.
Alfred Mignot – Avez-vous des projets pour promouvoir la civilisation arabo-islamique en France ?
Pr Hassine Fantar – Exporter le travail de notre chaire en France et en Europe figure aussi dans nos projets. Notre chaire dépend de l’Université Al Mannar, mais elle est nomade dans la mesure où on peut faire ses conférences à Sfax, à Sousse, mais également ailleurs. C’est une question de logistique. Nous allons établir des contacts avec des institutions européennes, françaises, italiennes, etc. Tout en accueillant des professeurs chez nous, nous pouvons envoyer des conférenciers chez vous, présenter la situation arabo-islamique, présenter, notre civilisation qui, d’ailleurs, n’est pas seulement arabo-islamique ! La civilisation arabe n’a pas commencé avec le prophète. Elle remonte à Pharaon, à Gilgamesh, à Elissa, à Hannibal. En fait, notre travail est celui de la reconquête d’une civilisation.
Alfred Mignot – Voici quelques mois, j’ai eu l’occasion d’assister chez vous, à Tunis, à un colloque sur la diversité culturelle. Tous les conférenciers, universitaires, commençaient leur propos par l’expression rituelle : « Au nom de Dieu, le grand, le Miséricordieux »… En tant qu’observateur européen, j’ai noté que personne n’évoquait le concept de laïcité. Est-ce à dire que ce concept est étranger à la pensée arabo-musulmane, aujourd’hui encore ?
Pr Hassine Fantar – Je pense que le problème de la foi et de la confession doit être quelque chose d’intime. Si nous voulons nous entendre, nous devons chercher ce qui nous lie, ce qui peut nous enrichir mutuellement, et non pas se distinguer ou se démarquer. Il ne s’agit pas de se démarquer, il s’agit de coopérer, de faire ensemble. Je crois que c’est un mot d’ordre pour nous, agir ensemble, tout en respectant nos spécificités et nos différences, qui doivent être prises en compte comme source de richesse, et non pas comme source d’opposition.
Alfred Mignot – Vous dites en substance la même chose que Saint-Exupéry, dans l’une de ses célèbres citations : « Si tu diffères de moi, mon frère, loin de m’offenser, tu m’enrichis »…
Pr Hassine Fantar – Oui, c’est exactement cela, il faut regarder nos différences comme une richesse extraordinaire… Vous me faites penser à cette belle dédicace faite par un moine bouddhiste, une histoire qui m’a été racontée par l’un de mes regrettés professeurs à l’époque, à l’Ecole Normale Supérieure de Tunis. Cette histoire dit : il y a un moine bouddhiste qui a été christianisé, il a adopté le christianisme. Il a écrit un livre qu’il a dédié à sa mère. Et la dédicace est la suivante : « A ma mère qui en m’élevant, dans la religion bouddhiste m’a permis de recevoir la Lumière du Christ ». Je trouve cela extrêmement beau.
Évidemment, pour que le fait religieux devienne quelque chose de positif, il doit être perçu non pas seulement par le théologien, mais aussi et surtout, à mon avis, par l’historien des religions. Ce sont deux attitudes complètement différentes. Car pour l’historien des religions, les religions sont un objet d’enquête, et l’enquêteur est ouvert à tout élément qui puisse éclairer sa voie.
Je suis sûr que si dans nos écoles, au lycée, on instaurait un enseignement de l’histoire des religions, cela s’avérerait un outil extrêmement efficace pour la compréhension religieuse mutuelle, donc pour la tolérance. Les gens doivent savoir ce qu’est l’Islam, ce qu’est le Christianisme, ce qu’est le Bouddhisme. Et à mon avis, c’est l’école laïque qui est à même de donner cet enseignement-là, contrairement à ce que l’on pense. Ce n’est pas de la théologie, c’est de l’histoire des religions, un outil pour connaître « l’autre », en se rendant compte qu’il n’y a pas peuple sur terre sans religion, cela n’existe pas
Ce sont là mes options personnelles, mais je crois que cela s’insère dans la politique de la chaire, celle qui consiste à « récupérer » notre christianisme, notre apport au christianisme. Les Chrétiens doivent se souvenir que Carthage a vu grandir, se développer et rayonner des personnalités comme celle de Tertullien. Il dit quelque chose d’extraordinaire… Il disait déjà, en substance que si le sacré relève de l’universel, la religion, elle, est conjoncturelle.
En tant qu’hommes de culture et de dialogue, nous ne pouvons que partager ce point de vue.
Alfred Mignot – Revenons, si vous le voulez bien, à la question de la perception de l’Occident. On peut tout de même avoir l’impression que dans le monde arabo-musulman, on ait affaire à une perception monolithique de l’Occident, défini comme « chrétien », et comme si ce seul critère évacuait tous les autres. Or, globalement, en termes de culture, il y a tout de même de grandes différences entre l’Occident européen, et l’Occident étatsunien, par exemple. Ou encore entre catholiques et protestants et laïcs…
Pr Hassine Fantar – Personnellement, je ne considère pas que l’Occident soit monolithique. Il n’y a que des éléments, des spécificités qui, ensemble, forment une unité et non pas un monolithisme, mais une « unité plurielle ». Il en va de même, je pense, dans le monde arabe en général. Bien sûr, il faut distinguer ceux qui ont eu la chance d’avoir une culture et ceux qui n’ont pas pu. Mais en général, par la culture, les gens ont une vision beaucoup plus diversifiée, beaucoup plus relativiste de l’Occident. Et malgré tout, l’élite du monde arabe, quelles que soient ses couleurs politiques ou ses régimes, se considère beaucoup plus proche de l’Europe, qui représente précisément ce qu’on appelle « l’Occident » dans le monde arabe et dans son imagerie. Et puis, n’oublions pas aussi l’expérience vécue, l’histoire partagée. Qu’il s’agisse d’Antiquité, du Moyen-Age et même des Croisades !
Il ne faut plus diaboliser le mot Croisades. Je crois que nous sommes arrivés dans une époque où nous devons revoir tout cela. Nous devons éviter les jugements et essayer plutôt de comprendre que « juger l’autre », comme disait Yourcenar. Et au fond, pourquoi ne pas essayer aussi de valoriser le positif ?
Personnellement, et je l’ai déjà exprimé dans une conférence, je dirai que même la période coloniale, il faut maintenant la revoir. Nous devons l’assumer comme une partie de notre histoire commune. Lorsque des gens qui vivent en commun, il y a toujours un fort et un faible, un riche et un pauvre, et c’est cela aussi, l’Histoire. Nous, hommes d’ouverture et de dialogue, nous devons étudier les mécanismes cette vie commune. Avec toujours, l’objectif de tirer profit, in fine, de ce fait en le comprenant. En tirer profit pour le futur, pour le présent.
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M’hamed Hassine Fantar est professeur d’histoire et d’archéologie à l’Université de Tunis originaire de la ville de Ksar Hellal située dans le Sahel tunisien.
Il est directeur du Centre d’études phéniciennes, puniques et des antiquités libyques à l’Institut national du patrimoine de Tunis. Il est également titulaire de la chaire Ben Ali pour le dialogue des civilisations et des religions depuis sa création en 2001 et membre de la Chambre des conseillers depuis sa création en 2005.
Il est également conférencier aux universités de Rome, de Bologne, Cagliari, Tripoli, Benghazi et Louvain (F) ainsi qu’au Collège de France.