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En amont du Sommet UE-UA… - Le modèle européen est-il toujours pertinent pour l’intégration régionale en Afrique ?

Patrick SEVAISTRE (CCEF) : « Pour que la ZLECA ait réellement un impact, il est essentiel d’associer les entreprises à des mécanismes de dialogue public-privé »

31 janvier 2022
Patrick SEVAISTRE (CCEF) : « Pour que la ZLECA ait réellement un impact, il est essentiel d'associer les entreprises à des mécanismes de dialogue public-privé »
Le processus d’intégration régionale en Afrique, bien qu’engagé partout sous des formes plus ou moins avancées, suscite aujourd’hui de vrais questionnements. Les dirigeants du Continent ont beau appeler, depuis plusieurs décennies, à la création de marchés communs et multiplier les accords pour favoriser l’essor du commerce entre leurs économies respectives, le résultat reste mitigé.

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Une contribution de Patrick SEVAISTRE
Vice-président de la Commission Afrique des Conseillers du Commerce Extérieur de la France (CCEF)

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L’Afrique est le continent le plus morcelé au monde et qui échange le moins avec lui-même. Le commerce interafricain représente en effet moins de 15 % des échanges formels, quand les Européens réalisent l’essentiel de leurs échanges entre eux (67 %), tout comme les pays d’Asie (60 %).

Sur le papier, l’Afrique est pourtant une championne de l’intégration régionale. Elle ne compte pas moins de 200 organisations intergouvernementales et 14 groupements économiques régionaux et sous-régionaux, qui constituent les piliers de l’Union Africaine. Ces organisations sont chacune engagées dans un processus d’intégration régionale dont les progrès sont inégaux, certaines sont déjà en zone de libre-échange, voire en union douanière, alors que d’autres restent peu avancées.

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Des communautés économiques
régionales en manque de légitimité

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Dans une large mesure ces organisations, qu’elles soient régionales ou sous-régionales, sont incapables de garantir l’application des accords signés et de promouvoir une libre circulation effective des échanges régionaux. Sur le terrain, les obstacles auxquels sont confrontés les échanges régionaux sont légion et difficilement contournables, et la grande majorité des échanges commerciaux continuent de suivre des canaux informels.

Inspirées du modèle européen, qui privilégie les structures formelles destinées à encadrer juridiquement et institutionnellement les flux de biens, de personnes et de capital, ces communautés économiques régionales (CER) sont généralement sous-financées et en manque de légitimité alors que le leadership des États membres fait défaut, lesquels ont tendance à résister à une délégation de souveraineté pourtant nécessaire pour le développement d’institutions supranationales efficaces.

En outre, la plupart des pays africains appartiennent à plusieurs organisations régionales ou sous-régionales (jusqu’à cinq pour le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Libéria, le Mali, le Niger et la Sierra Leone), lesquelles appliquent des régimes commerciaux différents, ce qui contribue à augmenter le coût des transactions commerciales au sein du continent et à entraver les échanges entre communautés.

Au sein de certaines de ces communautés, la priorité pour beaucoup d’États reste le renforcement de leur intégration interne et le contrôle de leurs frontières, tout particulièrement dans les zones frontalières. Dans la zone sahélienne, nombre de pays se trouvent ainsi devoir ouvrir leurs frontières aux flux légaux de biens et de personnes sans avoir les moyens de lutter contre les trafics et les groupes extrémistes transnationaux.

Alors que les échanges régionaux ne peuvent se formaliser en l’absence de paix et de sécurité, la faiblesse du commerce formel est-elle susceptible d’encourager la criminalisation des réseaux marchands dans la région ? La réponse à cette question sera par ailleurs à l’ordre du jour du prochain séminaire IHEDN-CCE qui se tiendra au printemps 2023, en partenariat avec le CIAN et le MEDEF International.

Face à ce constat pour le moins contrasté, et à l’approche du Sommet UE-UA de février prochain à Bruxelles, la question se pose de savoir si le modèle d’intégration actuel en grande partie calqué sur le modèle de la construction européenne est pertinent aujourd’hui sur le Continent.

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Le modèle ASEAN
d’une dynamique « par le bas »

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Les pays africains doivent se poser la question de revoir le modèle avec plus de coopération intergouvernementale et moins de supranational, qui ne marche pas. D’autres modèles existent, fondés sur une coopération économique et une intégration par les marchés, et non sur une intégration institutionnelle jugée trop complexe.

Ce modèle est notamment celui de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) dont les membres ont délibérément choisi de ne pas suivre le parcours de l’UE, qu’ils voient comme un “contre-modèle », mais, au contraire, d’adopter une trajectoire qui mêle acteurs étatiques et non étatiques et combine dynamique de marché et logique institutionnelle.

Pour rester pertinent, le modèle européen, tel qu’appliqué sur le continent africain, doit s’adapter en dépassant sa logique étatique « par le haut » actuelle au profit d’une dynamique « par le bas » intégrant les intérêts et aspirations des entreprises.

En raison du retard de l’Afrique en matière d’intégration, une approche plus limitée privilégiant la facilitation des échanges par des coopérations réglementaires intergouvernementales, sans concessions importantes de souveraineté et dans le cadre d’un régionalisme ouvert, semble en effet nécessaire pour donner un nouvel élan au processus d’intégration sur le continent africain.

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La ZLECA, un espoir
dans le long terme

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C’est précisément l’objectif que s’est donné l’accord sur la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA). L’objectif de ce projet panafricain, dont le succès institutionnel est indéniable, est en effet de faciliter, harmoniser et mieux coordonner les politiques commerciales en Afrique et éliminer les problèmes liés au cumul des accords commerciaux sur le continent. Un espoir qui s’inscrit dans le long terme et qui passe nécessairement par la consolidation puis par la synchronisation des CER.

Cet objectif pourra être atteint à au moins deux conditions :

 La première est de respecter la bonne séquence d’intégration pour consolider des intégrations sous-régionales, cohérentes, autonomes, pérennes et capables de stimuler le commerce intrarégional, tout en se dotant de politiques d’atténuation des effets indésirables de la libéralisation des échanges sur les pays les plus vulnérables.

La ZLECA ne sera viable que lorsque chaque CER l’aura rendue effective dans son propre espace régional. Mais dans chaque CER, la ZLECA seule n’aura aucun effet si elle n’est pas accompagnée de mesures visant prioritairement une réduction importante des coûts commerciaux non tarifaires, nombreux et bien enracinés : contingentements imprévus, refus des conditions préférentielles, mauvaises conditions d’acheminement et de stockage, tracasseries routières, contrôle abusif, etc.

- La deuxième est de traduire le dispositif institutionnel en actions concrètes sur le terrain et faire en sorte que les entreprises africaines l’utilisent. En effet, le succès de la ZLECA dépendra de la mesure dans laquelle les entreprises privées des différents secteurs et pays seront capables de mettre à profit cette opportunité et décideront si cela vaut la peine de l’utiliser. Sans cela, la ZLECA risque de créer un cadre vide ou un cadre dans lequel seuls quelques-uns parviendront à en tirer profit.

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Associer les entreprises privées
au processus d’intégration africain

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Partout dans le monde la motorisation des processus d’intégration économique régionale est toujours venue en grande partie du secteur privé. Rappelons que le secteur privé a ainsi joué un rôle majeur durant les premières étapes de la construction européenne et a lourdement influencé les positions nationales relatives au traité de Rome.

Ce n’est pas le cas de la trajectoire historique du projet d’intégration africaine, dont l’origine et les motivations sont clairement plus politiques qu’économiques. En dépit du discours officiel, souvent incantatoire, le secteur privé africain reste en effet le grand absent du processus d’intégration régionale sur le continent. Il ne participe pas à la prise de décisions sur les modalités et stratégies d’intégration régionale. Souvent, il devient le prestataire de politiques publiques régionales à l’élaboration de laquelle il participe rarement, mais dont il lui est demandé d’être le moteur.

Aussi, pour que la ZLECA ait réellement un impact, il est essentiel d’associer maintenant les entreprises dans le cadre de mécanismes de dialogue public-privé, à la fois au plan national et au plan régional, en vue de former des coalitions efficaces et transparentes pour s’attaquer aux obstacles à l’intégration régionale et continentale.

Eu égard à son rôle historique, l’UE doit affirmer davantage son rôle de premier partenaire de l’Afrique pour soutenir la ZLECA. Dans ce contexte, la spécificité de son soutien doit se manifester en se concentrant sur l’appui et la facilitation d’un dialogue public-privé inclusif et constructif, en faisant en sorte de mettre le secteur privé « autour de la table ».

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Le nécessaire renforcement des capacités
des organisations professionnelles africaines

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Ce dialogue est encore très peu développé au niveau régional. Le fait est qu’il n’existe pas, ou très peu, à ce niveau, de groupements organisés et représentatifs du secteur privé qui soient en mesure d’exercer des pressions sur les États pour les inciter à créer un espace économique intégré.

A fortiori, la participation du secteur privé à l’élaboration des programmes d’intégration régionale est inexistante. Les gouvernements africains sont en effet généralement les seuls partisans et acteurs de l’intégration régionale, ce qui n’a pas été le cas de l’Union européenne, où des groupements d’entreprises organisés ont émergé très tôt pour appuyer l’intégration.

La constitution de tels groupements dans les différentes régions africaines est devenue impérative pour contribuer à lever les obstacles à la construction de marchés régionaux.

Ceci suppose le renforcement des capacités des organisations professionnelles africaines et leur mise en réseau au plan régional pour identifier et lever les obstacles à la fluidité du trafic communautaire et promouvoir des projets communs de dimension régionale portés par les entreprises (transports routiers-aériens-corridors et chaînes logistiques, règlements et transferts financiers, barrières physiques formelles et informelles, etc.).

Souvent riches en cérémonial, mais généralement pauvres en résultats concrets mesurables, les structures existantes de dialogue public-privé en Afrique se réunissent la plupart du temps à la seule discrétion de l’autorité de tutelle pour donner des gages aux entreprises sur l’intention des pouvoirs publics de prendre en compte leur analyse, sans pour autant en tirer des conclusions opérationnelles.

C’est pourquoi l’UE doit appuyer la mise en place de mécanismes d’un dialogue inclusif structuré et permanent, systématique et non sporadique entre les entreprises et l’administration, qui sorte du piège de la concertation en faisant en sorte que les entreprises soient considérées comme des parties prenantes de décisions à prendre et non plus seulement comme des interlocutrices consultatives dont le discours est pris en charge par l’Etat qui reste le décisionnaire ultime.

Cela semble bien être le cas, disons-le, de la ZLECA dont la participation directe du secteur privé aux négociations est à ce jour marginale. Il a été largement laissé aux pays individuels le soin de consulter les parties prenantes nationales, ou celles considérées comme telles, au travers de mécanismes déjà établis qui varient considérablement en termes d’efficacité et d’inclusion.

Pourtant ce chantier d’intégration offre un formidable espoir aux entreprises africaines et aussi aux investisseurs étrangers. Il a le potentiel de créer un champ nouveau de partenariat entre opérateurs privés africains et entreprises européennes pour accélérer le développement et la diversification de leurs entreprises afin de tirer parti ensemble du libre-échange.

Si elle y parvient, la ZLECA sera en mesure d’accroître significativement la connectivité intra-africaine et euro-africaine afin d’arrimer plus solidement les deux continents l’un à l’autre. Ce faisant, elle pourrait ainsi constituer un bon exemple d’un narratif commun euro-africain à construire qui soit clair et convaincant, sur la base de priorités claires et des projets mobilisateurs proches du terrain et qui répondent aux besoins réels des Africains.

Sur ce thème, l’UE devrait envisager d’inclure une déclaration conjointe et ambitieuse et opérationnelle parmi les conclusions du prochain Sommet Union européenne-Union africaine, qui se tiendra les 17 et 18 février prochains, à Bruxelles.

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« Infrastructures et entreprises, comment mieux financer l’Afrique ? », avec SE Maurice BANDAMAN, Ambassadeur de Côte d’Ivoire.

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