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Neuf mois avant la fuite de Ben Ali, Fadhel Jaïbi créait “Amnésia”, pièce de théâtre sur la chute d’un dictateur

Tunisie | 7 mai 2011 | src.LeJMED.fr
Neuf mois avant la fuite de Ben Ali, Fadhel Jaïbi créait “Amnésia”, pièce de théâtre sur la chute d'un dictateur
Tunis -

Neuf mois avant le déclenchement du « Printemps arabe », commencé à Tunis en janvier dernier, le duo tunisien Fadhel Jaïbi (co-auteur, metteur en scène) et Jalila Baccar (co-auteure), figures du theatre arabe contemporain, ont créé une pièce prémonitoire, « Yahia Yaïch ou Amnésia », qui raconte la chute d’un dictateur… Invités avec les comédiens de la Troupe Familia à participer à la IIIe édition des Rencontres « Sous le signe d’Ibn Rochd », fin avril 2011 à Rabat, ils y ont fait partager une certaine idée de l’art, et leur vécu de la Révolution tunisienne.

Image ci-dessus : l’affiche (détail) de la pièce « Yahia Yaïch ou Amnésia » © DR


Les comédiens de « Yahia Yaïch ou Amnésia », sur scène à Rabat, en vril 2011. © Familia Productions

« Je préfère parler de la Révolution du cactus plutôt que de la révolution du jasmin. Une des raisons en est que la fleur de cactus est plus belle et plus durable » déclare Fadhel Jaïbi, dramaturge et metteur en scène, lors de la table-ronde sur l’engagement dans l’art.
Figure dissidente de la culture tunisienne, Fadhel Jaïbi, invente depuis bientôt trois décennies un théâtre citoyen, de résistance et de recherche qui interroge la société par des propositions artistiques, un théâtre politique qui enfonce le même clou depuis longtemps : dire haut et fort la liberté confisquée par les régimes.

« Comment avez-vous reçu ma proposition ? » m’interroge Fadhel Jaïbi, après m’avoir invitée à laisser mon enregistreur éteint. Plutôt que de répondre à mes questions directement, l’homme de théâtre, connu pour sa démarche qui implique les comédiens dans ses créations, construites dans le va-et-vient fertile entre eux, sa compagne Jalila Baccar et lui, mais aussi entre la scène et l’écriture, me demande de partager avec lui mon accueil de cette pièce.

« Le plateau, ça se mérite »

Fadhel Jaïbi, lors d’une table-ronde des Rencontres « Sous le signe d’Ibn Rochd », Rabat le 20 avril 2011. © Association « Sous le signe d’Ibn Rochd »

Cette pièce, en langue arabe sur-titrée en français, étonne d’abord par la puissance d’entrée en scène des comédiens. Quinze minutes au moins durant lesquelles les comédiens marchent à reculons dans les allées du théâtre Mohamed V, sous les projecteurs de la salle, tout en regardant le public en face. Un public dérangé, interrogatif, suit ce long prélude.
Fadhel Jaïbi m’explique : « Le plateau, ça se mérite et les quatre marches qui séparent le public de la scène sont importantes ». Cette pièce, dans sa forme comme dans son propos, est contemporaine par son questionnement de la liberté individuelle confrontée au poids du pouvoir collectif, mais aussi inscrite dans la tradition des tragédies antiques.

Pendant deux heures, le spectateur est traversé par une histoire dont il suit justement depuis la révolution tunisienne – et par des images d’actualité – les avancées, les violences, les manigances, mais aussi les mots des dictateurs qui ne veulent pas admettre leur défaite, de médias témoins et producteurs d’une politique spectacle.

Mais, la dernière création de ces artistes à la proue de la création arabe est aussi dans la subtilité la poétique : celle du mouvement des corps, des images fortes, d’une esthétique qui transcende la radiographie des printemps arabes pour devenir universelle, la vague des mouvements populaires qui se soulèvent pour la liberté.

Un pièce créée en avril 2010, à Tunis…

Que raconte cette pièce ? Le réveil des consciences, la vague de contestation qui est précédée par de longues années de sommeil et de silence des mots dans l’espace public. Pour montrer cela, une scène raconte de manière burlesque le quotidien des vivants de ce(s) pays sous dictature : assis sur des chaises, les comédiens luttent, gesticulent tels des pantomimes pour finalement être emportés par le sommeil.

Mais, l’histoire est en marche et Yahia Yaïch – homme politique brutalement écarté du pouvoir – apprend son limogeage à la télévision. Mis en résidence surveillée, sans explication, il s’enferme dans sa bibliothèque, jusqu’au jour où un étrange incendie s’y déclenche et manque de l’emporter corps et biens. Sauvé in extremis, il est hospitalisé pour confusion mentale. Commence un long interrogatoire des médecins, de la police et même d’une journaliste. Et la dernière partie de la pièce : un long exutoire de paroles, comme un chant de détresse ou une logorrhée verbale qui agace (selon la perception du spectateur) issu du besoin de chacun de se délivrer de ses pensées, de ses questions, de comprendre ce chaos, mais aussi des paroles de résistance, de liberté etc.

Cette pièce a été créé en avril 2010 au Mondial, Théâtre de Tunis, et jouée « durant les manifestations, dans notre théâtre, qui se trouve à une rue du Ministère de l’Intérieur, alors que les gaz des bombes lacrymogènes pénétraient jusque sur le plateau, nous avons partagé avec les Tunisiens une émotion incroyable, celle de vivre enfin cette déferlante libératrice. Nous avons également choisi de la jouer hors de Tunis, Sidi Bouzid en tête ».

C’est parti pour une tournée internationale !

Ce 21 avril au soir, pour la première représentation de cette pièce dans un autre pays arabe, la salle n’était pas très pleine au Théâtre Mohamed V de Rabat. L’ovation en fin de spectacle ne laisse aucun doute sur l’accueil de cette performance et de sa puissance de liberté. Reste que nous nous interrogeons sur la manière dont le public marocain fera sienne tout ou partie de ces questions qui gênent au service du dessein politique de leur pays.

Nous savons, par la presse nombreuse et dithyrambique, qui suit la tournée française depuis janvier 2011, que cette pièce, à la lumière du Printemps arabe, rencontre un public nombreux et enchanté. Voir cette pièce en Europe, c’est s’interroger sur la manière dont l’Europe a été complice par son silence des amnésies forcées des peuples arabes, mais aussi s’offrir le spectacle de la formidable énergie des révoltés et des artistes de nos voisins de l’autre rive de la Méditerranée.

Nadia BENDJILALI

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 En savoir plus sur la bio de Fadhel Jaïbi

 Les dates de la tournée internationale de « Amnésia » :

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