Driss Ksikes, “citoyen critique” marocain : « Il y a une fissure entre société civile et société de cour »
Écrivain, journaliste, auteur de théâtre, Driss Ksikes est l’un des acteurs en vue de la scène de contestation culturelle et médiatique marocaine. Invité au prestigieux dîner annuel du Comité d’orientation politique de l’IPEMED, ce « citoyen critique », ainsi qu’il s’auto-définit, a dressé le constat de la situation actuelle du Royaume, et partagé sa vision "gramscienne" des nécessaires évolutions.
Photo ci-dessus : Driss Ksikes durant son intervention lors du dîner annuel du Comité d’orientation politique de l’IPEMED, à Paris, le 17 février 2012. © Alfred Mignot - février 2012
Comment se fait-il que les partis islamistes gagnent les élections ? Quels sont les fondements de la semi-autocratie du Maroc ? Comment évoluer ? Ce sont les trois thèmes que Driss Ksikes (1) a choisi d’évoquer devant les convives du dîner annuel du Comité d’orientation politique de l’IPEMED (2), organisé en février à Paris.
Selon le « citoyen critique », les événements de contestation de l’année 2011 ne pouvaient pas déboucher sur une révolution, car « nous sommes devant une sorte d’embouteillage politique », avec de nombreux partis présents depuis longtemps, et qui quadrillent le territoire.
C’est notamment le cas du Parti de la justice et du développement (PJD), islamiste, créé dès les années 1960. « Le PJD est en effet le parti le plus organisé sur le terrain, relève Driss Ksikes. Mais il gagne aussi du fait du fondamentalisme rampant de la société, et d’un conformisme social très prégnant, nourri par le fait que l’on a très longtemps hébété les populations par l’école, les médias…
Il est donc normal que le PJD gagne, d’autant que les gens se disent que puisque les élus du PJD ont une légitimité politique, on veut les voir à l’œuvre et… on jugera sur pièces ! C’est là que se situe aujourd’hui “la rupture” : les gouvernants ne bénéficieront plus d’un répit de longue durée, comme ce fut le cas pour leurs prédécesseurs. Je crois que maintenant les gens sont prêts à redescendre dans la rue pour demander des comptes… »
L’autocratie culturelle à la racine de l’autocratie politique
Ainsi, « le mouvement du 20 février a fonctionné comme un sismographe, estime Driss Ksikes. Il nous a montré qu’il y a une fissure entre deux plaques tectoniques qui ont plus ou moins bien cohabité jusqu’ici : la société civile et la société de cour. Et qu’il fallait maintenant passer à une conception plus participative et ouverte de la gouvernance. Que les privilèges, les situations de rentes et de clientélisme cèdent la place à une gouvernance plus transparente, plus moderne, qui rende compte, et que l’on puisse interpeller en cas de défaut. »
Considérant que le Maroc se trouve « dans un système semi-autocratique qui essaie de se réformer », Driss Ksikes souligne que ce ne sera pas facile, car « l’autocratie a la peau dure, elle est très enracinée ». C’est pourquoi, estime le « citoyen critique », au-delà du fait que le PJD soit au gouvernement – ce qui pourrait ne plus être le cas dans quelques années – « c’est la question de l’autocratie culturelle la plus importante, car en elle s’enracine l’autocratie politique » [un propos que n’aurait certes pas renié Antonio Gramsci (1891-1937), théoricien de la corrélation entre pouvoirs culturel et politique, ndlr].
« Qu’est-ce qui est le plus ritualisé au Maroc, sinon la mosquée et le bar ? poursuit-il. Mais nous n’avons pas de ritualisation de lieux de débat, de la socialisation, de la création, de l’esprit d’initiative, du savoir, de l’innovation… »
Ainsi Driss Ksikes considère-t-il que la création de ces nouveaux lieux de ritualisation économique et sociétale est un enjeu fondamental pour l’avenir du Maroc. Et cela représente une hypothèse plausible, car ces nouveaux lieux ont émergé aussi bien en Amérique latine – qui a pu passer ainsi de l’économie de rente à l’économie concurrentielle, selon l’orateur – qu’en certains pays de l’Afrique sub-saharienne.
Comme ont su le faire certains autres pays, Driss Ksikes estime donc que le Maroc doit « miser sur l’économie créative, tant en termes de création de richesses que de dynamique sociétale. C’est pour nous un des éléments fondamentaux pour créer un garde-fou vis-à-vis de cette autocratie culturelle de notre société. »
Le lien plus fort que le droit
Dernier point abordé par l’orateur, l’arrière-plan culturel et sociétal du secteur informel. « Le problème, dit Driss Ksikes, c’est qu’on [en Europe, ndlr] ne comprend pas tout à fait ce que signifie l’importance du secteur informel dans une société comme la nôtre. C’est bien sûr autour de 40 % du PIB mais, plus grave encore, c’est qu’il se fonde sur des liens personnels, et non sur des liens institutionnels, légaux, juridiques, réglementaires ou contractuels. Le fonctionnement sociétal et économique se fonde beaucoup sur les liens interpersonnels, bien plus que sur tout autre [référent]. Cela produit et maintient une sorte de pacification de la société, mais précaire. »
Comment le Maroc peut-il donc évoluer en s’allégeant – sinon en se défaisant tout à fait – de la prégnance de certains paradigmes culturels et sociétaux, voire anthropologiques ?
Une fois de plus, Driss Ksikes fait le pari de la créativité et de la culture : « Il va falloir renforcer, structurer la créativité des gens… C’est de cela que nous avons principalement besoin, d’autant plus qu’aujourd’hui l’Europe est en crise, et que les fonds du Golfe, très importants, viennent à nous avec leur idéologie, et beaucoup de choses qu’ils charrient [sic].
Nos sociétés ont dépassé le mur de la peur. Mais il nous faut maintenant construire des sociétés plus créatrices, innovantes et capables de ne pas être manipulées. Pour y arriver, la contribution de la culture et de la créativité seront fondamentales. »
Autrement dit… pour Driss Ksikes comme pour Antonio Gramsci « il faut avoir une parfaite conscience de ses propres limites, surtout si on veut les élargir ».
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Sur le même thème :
– Professeur Mehdi Lahlou : le Maroc entre semi-réformes et vraie-fausse victoire des islamistes (décembre 2011)
– « Nayda », ou les prémices du Printemps arabe,
« cri d’une jeunesse qui a soif d’avenir » (juin 2011)
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1 - Driss Ksikes est un écrivain marocain d’expression française mais aussi un journaliste. Il a écrit plusieurs pièces de théâtre : « Pas de mémoire ... mémoire de pas » en 1998, et « Le saint des incertains » en 2000, « IL » en 2008, puis « Oedipiades » en 2010, ainsi qu’un roman, « Ma boîte noire », en 2006.
Il est connu pour avoir été rédacteur en chef de Telquel puis Directeur de Publication de Nichane, deux hebdomadaires marocains du même groupe.
Il s’est retiré de son poste de Directeur de Publication de Nichane après sa condamnation pour « atteinte à l’islam », à la suite d’un dossier paru en 2006, parlant de « l’humour des Marocains » et présentant des blagues jugées insultantes pour l’islam.
Il est actuellement directeur du CESEM, centre de recherche de HEM, de sa revue Economia, et co-responsable de la compagnie DABATEATR. (Source : Wikipedia)
Page de Driss Ksikes sur FaceBook
2 - Présidé par Abderrahmane Hadj Nacer, ancien gouverneur de la Banque d’Algérie, et composé de personnalités politiques ou de la société civile, de sensibilités variées, telles que Georges Corm, Kemal Dervis, Yadh Ben Achour, Carmen Romero, Iqbal Gharbi, Josep Piqué, Miguel Angel Moratinos, Mouloud Hamrouche, Hubert Védrine… le Comité d’orientation politique de l’Institut de prospective économique du Monde Méditerranéen (IPEMED) se réunit une fois par an à Paris.
Son objectif est de promouvoir, au plus haut niveau politique euro-méditerranéen, l’intégration régionale méditerranéenne.
Ainsi chaque réunion, depuis 2007, donne lieu notamment à l’élaboration en commun d’un Appel aux chefs d’État et de gouvernement euro-méditerranéens. L’Appel 2012 sera rendu public dans les tout prochains jours.
Site de l’IPEMED