Les Rencontres AFRICA 2017 à Tunis
Les heurs et malheurs de l’écosystème numérique tunisien
Un article d’Alfred Mignot, à Tunis-Gammarth
Le numérique est un outil radical de transformation de l’économie, mais aussi de la vie sociale et de notre mode de pensée : Habib Dababi, Secrétaire d’État tunisien chargé de l’Économie numérique en est convaincu, affirmant même que « le numérique est la mère de toutes les batailles », à l’occasion d’une séance plénière dédiée à la transformation digitale de l’économie, jeudi 5 octobre à Tunis-Gammarth, dans le cadre des Rencontres Africa 2017.
Habib Dababi : « Intégrer le digital
à l’ensemble de nos activités »
Cela dit, Habib Dababi énonce aussitôt les trois conditions préalables, selon lui, à l’épanouissement du numérique : les infrastructures, le cadre juridique, les compétences adaptées – elles existent en Tunisie, souligne-t-il aussitôt, précisant que le pays compte 50 000 étudiants dans les TIC, et 13 000 diplômés cette année.
Ces trois points ont constitué « les priorités du gouvernement d’Union nationale dès sa mise en place en août 2016 », et un Code numérique est en cours d’élaboration, affirme encore le Secrétaire d’État. L’objectif est de passer de l’ancienne approche technique des télécoms à une approche économique et holistique : « Le digital est un moteur de la transformation. Il faut l’intégrer à l’ensemble de nos activités, et même à notre mode de pensée ».
C’est dans cet état d’esprit qu’ont été prises plusieurs initiatives, rapporte Habib Dababi : quatre appels d’offres d’infrastructures, pour un investissement de 50 millions de dinars, ont été émis depuis un an afin de couvrir les zones blanches ; un projet d’interconnexion de toutes les administrations a été avancé ; une action a été engagée afin de donner des licences IoT (Internet des objets) aux startups.
Ainsi décrit par le Secrétaire d’État, le panorama du numérique tunisien présente un petit air de terre promise, et d’autant plus que Kaïs Sellmi, DG du Groupe Discovery Datasoft, et représentant de l’Utica (le patronat tunisien) commence son propos en se félicitant de la bonne synergie de travail public-privé, concrétisée par des initiatives comme l’établissement du Conseil pour l’Économie numérique, ainsi que de l’Observatoire pour l’emploi numérique et de l’Académie TIC d’accompagnement des néo-diplômés.
Satisfecit aussi à propos des nombreuses alliances tissées en Afrique et avec la France – l’Alliance numérique franco-tunisienne marche très bien, avec quelque 140 entreprises partenaires, environ 70 de chaque côté.
Une ambition de hub Europe-Afrique
Structure active depuis un an, Smart Tunisia a pour objectif de positionner la Tunisie en hub Europe-Méditerranée-Afrique, ainsi que de rendre plus visible l’écosystème numérique tunisien et particulièrement ses startups.
Selon son directeur Sami Nasfi, toute entreprise, tunisienne ou pas, peut adhérer à Smart Tunisia, pour peu qu’elle dispose d’un pied à terre dans le pays, et cela afin de faciliter les rapprochement des startups et d’éventuels partenaires.
Les services vont de l’accompagnement dans toutes les démarches, au soutien à la croissance et à l’export, l’aide financière, la recherche de locaux, des fournisseurs et prestataires… « Tout est fait pour que les entrepreneurs puissent se concentrer exclusivement sur le business et la croissance », commente Sami Nasfi.
Bruno Mettling :
« le plus important est l’enjeu social »
PDG d’Orange Afrique, Bruno Mettling a logiquement mis l’accent sur son activité : en numérique, « rien n’est possible sans opérateur pour transporter la data, la première des responsabilités », déclare-t-il.
Cela étant acquis, il considère que « ce qui compte en numérique, c’est l’agrégation des acteurs » pour déployer la transformation numérique. Celle-ci permet d’impacter positivement la société traditionnelle, considère Bruno Mettling, donnant en exemple le cas de 600 000 agriculteurs maliens et ivoiriens qui utilisent désormais des applications pour optimiser leur travail et qui, de ce fait, ont vu leurs revenus augmenter de 10 % en moyenne.
« Cela n’aurait évidemment pas été possible sans le travail des informaticiens qui créent les appicatifs… Mais le plus important est l’enjeu social, estime Bruno Mettling. Il ne faut pas être obnubilés par le seul aspect économique, il faut s’ouvrir à la société, se rendre disponible pour les populations ».
Orange s’y emploie, soutient son PDG Afrique, donnant pour exemple l’ouverture en Tunisie d’un centre de développement, il y a quelques mois, ainsi que d’un premier Fab Lab, et bientôt la mise en service d’un camion équipé d’une imprimante 3D, et qui va circuler partout sur le territoire.
Nour El Houda Bouakline :
« Le numérique permet d’être inclusif »
Une sorte de « tour de Tunisie » dont l’idée plaît à Nour El Houda Bouakline, formatrice experte en digital marketing, dont l’entreprise œuvre dans quinze pays africains.
Selon elle, « les TIC sont une vraie révolution », un outil formidable pour « limiter les disparités entre les régions, un moyen aussi d’accéder à des clients, un outil de travail pour ceux qui n’auraient pas pu agir autrement. On ouvre des portes. Le numérique permet d’être inclusif, de réduire le clivage social. »
Mais pour cette « tunisienne et africaine » à la fois entrepreneure et enseignante universitaire, « on ne peut pas construire sur une Afrique fragilisée. Or, il y a une crise de confiance chez les jeunes, qui manquent de modèles encourageants d’entrepreneurs… Et l’enseignement est à revoir, il y a trop de rigidités » et de lenteurs : « Cela va vite ! S’il faut deux ans pour écrire une loi, elle peut être dépassée avant mêle d’entrer en vigueur », relève-t-elle…
Kaïs Sellmi : « Les jeunes sont connectés,
mais l’État ne suit pas »
En fait, si le secteur privé tunisien du numérique compte environ une centaine d’entreprises exportatrices, vers l’Afrique et l’Europe, « démontrant la capacité digitale de la marque Tunisie », estime Kaïs Sellmi, le DG du Groupe Discovery Datasoft considère aussi que le ciel tunisien du numérique n’est pas d’un bleu toujours limpide.
Au rang des insuffisances notables de l’écosystème, le fait qu’en Tunisie on ne peut pas, aujourd’hui, acheter en direct sur Internet avec sa carte bancaire, ni par PayPal, car aucun compromis n’a été trouvé entre les pouvoirs publics et cette société.
Mais surtout, Kaïs Sellmi déplore que « 2 000 jeunes diplômés quittent chaque année le pays pour l’Europe. L’écosystème tunisien économique et social tourne avec une réelle dynamique de marché, relève-t-il. Les jeunes sont connectés, mais l’État ne suit pas, il reste ancré dans des systèmes administratifs à l’ancienne, très lourds, et concrètement la digitalisation des activités publiques ne suit pas… mais le secteur privé n’attendra pas. »
Un propos corroboré par le témoignage d’un investisseur tunisien : « Les 20 startups que j’ai financées vont partir en Europe. On ne sait pas les stabiliser chez nous », regrette-t-il.
La belle histoire vraie du cartable solaire
Cette impatience des jeunes – « C’est très simple de changer une loi, quand on en a envie » assène Nour El Houda Bouakline –, Bruno Mettling semble vouloir tempérer : « Du fait du choc entre le vieux monde et celui en devenir, tout cela semble lent, concède-t-il, illustrant ainsi son propos : on pourrait très vite électrifier les zones rurales avec des panneaux solaires à 100 dollars pièce. Cela va bien plus vite que les grands barrages, on peut changer la vie de dix fois plus de gens, dix fois plus vite ! Le problème, c’est qu’on ne sait pas aujourd’hui comment en aborder le financement. »
Cette fois, Kaïs Sellmi se montre plus incisif : « Nous [l’Utica, ndlr] avons conçu la mise en place d’une Agence du numérique, rendu le document aux autorités en février, et rien n’existe encore… C’est pourtant aussi le rôle du chef du gouvernement de donner autorité à des personnes pour avancer ! »
Et lorsque vient le moment des questions-réponses, quelqu’un, dans la salle, élève la voix : « Le numérique, c’est la chance des pauvres ! »
La preuve ? Peut-être cette très courte histoire d’un jeune Togolais du Sénégal, qui a créé un cartable connecté, équipé d’un mini panneau solaire. Il le recharge en marchant matin et soir sur le chemin de l’école et, la nuit venue, utilise l’énergie produite pour alimenter une lampe qui lui permet de faire ses devoirs. Et son père rembourse le crédit de l’achat du panneau solaire par sms. « Il y avait deux problèmes : le manque d’électricité et la non-bancarisation, relève Nour. Ils sont résolus ! » par un simple cartable… solaire et connecté.
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