Les Rencontres AFRICA 2017 à Tunis
Le défi des villes durables, un casse-tête multiforme
Un article d’Alfred Mignot, à Tunis-Gammarth
Mais d’abord, qu’entend-on par « ville durable » ? Invités à en donner leur définition, les panélistes de la conférence dédiée à ce thème dans le cadre des Rencontres Africa de Tunis, vendredi 6 octobre, ont tour à tour évoqué les qualités qui, additionnées, font la ville durable : inclusive, elle est plus conçue par et pour ses habitants ; durable, elle présente la meilleure qualité environnementale ; productive, elle génère de la valeur ajoutée, pour elle-même, pour son territoire de proximité et pour son pays…
Bref, c’est une sorte de ville idéale où il fait bon vivre, s’instruire, se former, travailler mais aussi s’amuser, et où les nouvelles technologies permettent de réaliser de réelles avancées qualitatives : diminuer sinon éradiquer les embouteillages ; assainir l’air qu’on y respire ; optimiser la gestion de l’eau ; construire un habitat à énergie positive…
Fehti Mansouri, urbaniste :
« Il faut aller vers la planification »
Ce tableau idyllique, on en conviendra, ressemble très peu à la réalité des villes africaines d’aujourd’hui. Depuis des décennies, elles s’étendent sans retenue ni aucune vision structurante, déplore Fehti Mansouri, expert en développement urbain, ancien DG adjoint de l’ARRU, l’Agence de réhabilitation et de rénovation urbaine de Tunisie : « Aujourd’hui en Afrique, on ne fait que subir la ville ! J’ai passé toute ma vie professionnelle à requalifier des quartiers ayant poussé en vrac, je peux vous dire que le rattrapage de ce qui n’a pas été prévu est difficile et bien pus cher pour la collectivité. Il faut aller vers la planification. »
Une planification qui, selon lui, intègre de nombreux paramètres : impliquer tous les acteurs pour surmonter le problème le plus aigu, celui du foncier ; aborder toutes les dimensions de l’urbanité, dont le social et l’environnemental ; et traiter les problèmes en ayant à l’esprit le facteur temps, en conjuguant les besoins de l’immédiat avec les contraintes de l’avenir. « Chez nous, commente-t-il, la ville est constituée à 70 % par de l’habitat informel. Mais compte tenu de la faiblesse de nos moyens, la croissance urbaine étant plus forte que la croissance économique, il va falloir prioriser, avec la population et les collectivités locales, pour parer au plus pressé mais dans une logique de long terme. »
Anne Odic (AFD) :
« La question de la gestion du foncier est centrale »
La nécessaire hiérarchisation des priorités est un thème auquel adhère Anne Odic, responsable de la division Collectivités locales et Développement urbain à l’Agence française de développement (AFD). Elle aussi considère que la question de la gestion du foncier est centrale : « Cette gestion se fait avec un manque d’outils et de transparence. Beaucoup d’intérêts pas toujours clarifiés s’entrecroisent autour des enjeux du territoire urbain », d’où la rareté du foncier, et la propagation de quartiers précaires qui, « si l’on ne fait rien, deviennent des zones de non-droit ».
Radhi Meddeb, PDG de Comète Ingénierie,
plaide pour « l’inclusion de tous »
Avec trois fois plus d’urbains à l’horizon 2050, « l’Afrique devra produire deux fois plus d’habitats urbains que ce qu’elle a produit en trente ans. C’est un défi immense, bien au-delà des capacités des États », relève Radhi Meddeb, PDG de Comète Ingénierie, entreprise tunisienne présente dans 30 pays d’Afrique.
Entrepreneur à la fibre sociale – il a créé et anime en Tunisie l’association citoyenne Action et développement solidaire –, il observe d’emblée que « la ville est un lieu où l’on produit de la richesse, mais aussi des frustrations et de la violence, considération qu’il faut intégrer dans toute démarche de planification ». C’est que, comme Fehti Mansouri, Radhi Meddeb croit à une sorte de « planification décentralisée, via la contribution des acteurs locaux. Et l’inclusion de tous doit être le dénominateur commun de toute politique publique », insiste-t-il.
« Une partie de la solution au problème urbain
se trouve à la campagne »
Évoquant à son tour les causes du mal vivre urbain, Radhi Meddeb observe notamment, à propos des embouteillages, que « c’est la faillite des transports en commun qui a conduit les populations à acheter une voiture. Et on les y a incitées en finançant sur des délais de 7 ans, supérieurs à la durée de vie moyenne d’un véhicule, 5 ans… »
Selon le PDG de Comète Ingénierie, « la misère des villes trouve son origine dans la misère des campagnes, où les gens considèrent qu’ils ne peuvent plus vivre. Donc, c’est à la campagne que se trouve une partie de la solution : il faut la rendre plus vivable. »
Et en finir avec « l’urbanisation non maîtrisée aux conséquences dramatiques : en Tunisie, nous perdons chaque année 25 000 hectares de bonnes terres agricoles. C’est énorme ! en vingt ans, c’est la totalité du Cap Bon qui disparaît ! » [Le Cap Bon, au nord-est de la Tunisie, a une superficie de 4 000 km2, ndlr].
L’absolue nécessité de trouver des ressources locales
Revenant sur la question de la capacité des États à financer une urbanisation de qualité, Anne Odic rappelle que selon la Banque mondiale les besoins de financement d’infrastructures en Afrique accusent à ce jour un déficit de quelque 40 milliards de dollars par an.
Autant dire que la nécessité de trouver des ressources locales est absolue, estime-t-elle, citant en exemple ce que l’AFD a fait à Dakar : en 2015, l’AFD a financé la ville en direct sans prendre aucune garantie. L’année suivante, rassurée par cette expérience positive, une banque locale a pris le relais. « On dit que c’est un cas exemplaire… » relève la responsable AFD, reconnaissant cependant que le niveau de décentralisation de tel ou tel autre pays n’est pas toujours assez avancé pour autoriser ce type d’expérimentation.
Mais, comment concilier le besoin d’action immédiate ressenti par les populations, et le temps long des études et de la planification ? Ici encore, Anne Odic évoque une expérience de l’AFD : pour faire patienter les populations en attente de travaux importants, les équipes de l’institution organisent avec les villageois des actions locales concrètes, par exemple des campagnes de nettoyage, qui impliquent et motivent la population, en attendant que les études, qui s’étirent sur 18 à 24 mois, soient finalisées.
« Être à l’écoute des besoins de la population »
Fehti Mansouri et Radhi Meddeb reviennent quant à eux sur le rôle de l’État. Pour l’urbaniste tunisien, « il faut repenser les villes avec des politiques foncières claires, car rien n’existe maintenant. Et développer aussi une stratégie en termes d’habitat. L’État doit cesser de financer à fonds perdu, il faut comprendre que si une partie de la classe moyenne vit dans les quartiers spontanés, c’est qu’elle ne dispose pas d’une d’offre suffisante et adéquate. »
Radhi Meddeb confirme : « Jusqu’à présent les États ont financé souvent à fonds perdu des opérateurs de l’urbain. Cela a généré encore plus de besoins, car certaines populations ont même fini par obtenir la propriété de terrains qui ne leur appartenaient pas…
C’est une politique totalement illogique, mais maintenant de nombreux États ne pourraient plus la déployer… Par ailleurs, les gens ne sont pas tous réticents à payer. C’est que l’offre est insuffisante, à cause de l’incapacité institutionnelle à produire du foncier formel.
Il faut rompre avec cette logique. Les agences foncières tunisiennes, par exemple, sont structurées de manière sectorielle et incapables de répondre à une demande solvable. La production doit correspondre aux besoins et réalités du terrain », déclare Radhi Meddeb.
Selon lui, l’expérience tunisienne est d’ailleurs riche d’enseignements : « La croissance que nous avons longtemps connue n’a pas permis de satisfaire les populations. C’est que la croissance seule ne suffit pas toujours à améliorer l’emploi et le profit du plus grand nombre. Il faut en tirer les leçons : il n’y a pas d’autre voie que d’être à l’écoute des besoins de la population », conclut-il.
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