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« La blockchain, catalyseur des échanges financiers entre acteurs économiques africains » : un extrait du livre « Afrique et Numérique » de J.-M. Huet et coauteurs (1/2)

21 février 2021
« La blockchain, catalyseur des échanges financiers entre acteurs économiques africains » : un extrait du livre « Afrique et Numérique » de J.-M. Huet et coauteurs (1/2)
Préfacé par Rémy Rioux, DG de l’AFD, le livre « Afrique et Numérique » que viennent de publier Jean-Michel Huet et ses co-auteurs* de Bearing Point est un ouvrage très riche (+ de 300 pages), précis et bien documenté, avec des analyses et cas concrets d’usages et d’initiatives. Ainsi avons-nous choisi d’en publier deux extraits, dont voici le premier.

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Par Jean-Michel HUET, Associé Bearing Point responsable de l’Afrique, et les coauteurs :
Saleh Cherqaoui, Olivier Darondel, Ludovic Morinière, Sarah Calvados, Marwane El BoukFaoui, Melissa Etoke, Eyaye, Lennart Ploen, Ludivine Le Marc, Miriame El Mazzoudi

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Cette partie [de l’ouvrage] explore des cas d’usage de la blockchain qui pourraient augmenter la confiance des citoyens africains envers leurs gouvernements respectifs. Elle repose sur l’hypothèse que cette confiance peut apporter de grands bénéfices à la fois aux citoyens – du fait de l’augmentation de services apportés, et à l’État sous forme d’une assiette fiscale plus large.

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Enjeux pour l’État : formaliser l’informel

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En Afrique, le secteur informel rend compliquée la mise en place de politiques socio-économiques

Selon l’OIT, les emplois informels sont des emplois non contractuels, non réglementés et non protégés, qui n’octroient aucun droit à la protection sociale. L’emploi informel comprend les emplois non-salariés du secteur formel ainsi que tous les emplois du secteur informel. L’emploi informel exclut généralement l’agriculture.

La majorité des emplois créés en Afrique au cours des trente dernières années sont des emplois informels, tel que les définit l’Organisation Internationale du Travail (OIT). L’Afrique enregistre les taux estimés d’informalité les plus élevés au monde, avec 72 % – et même 90 % dans certains pays – des emplois non agricoles.

Échappant à toute mesure statistique, le secteur informel représenterait près de 55 % du PIB cumulé de l’Afrique subsaharienne, selon la Banque Africaine de Développement (BAD). Sa prédominance sur le marché limite la mise en place de mesures fiscales, condamne l’assiette fiscale à une taille réduite et empêche d’avoir une visibilité sur l’économie réelle.

La prédominance du secteur informel rend ainsi compliquée la mise en place de politiques en matière d’emploi. Or, c’est un des enjeux majeurs au vu de la forte croissance démographique du continent.
En effet, les États africains ont la dure mission de mettre en place une croissance riche en emplois afin d’absorber la croissance démographique et d’éviter qu’elle se déverse dans le secteur informel ou bien de voir ses meilleurs éléments fuir à l’étranger. La population africaine en âge de travailler devrait passer de 705 millions de personnes en 2018 a près d’un milliard d’ici 2030.

Avec l’arrivée de plusieurs millions de jeunes sur le marché du travail, il est urgent de fournir des emplois qui correspondent à cette nouvelle jeunesse au risque d’assister à une fuite massive des cerveaux. Au rythme actuel de la croissance de la main-d’œuvre, l’Afrique doit créer chaque année environ 12 millions de nouveaux emplois pour contenir l’augmentation du chômage et parallèlement le poids du secteur informel. La création de ces nouveaux emplois repose sur la base d’une croissance économique.

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Le cercle vicieux d’un État faible
et un manque de confiance en l’État
incite à la fraude fiscale

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Pour agir sur la croissance, l’État a deux outils à sa disposition : la politique monétaire et la politique budgétaire. La politique budgétaire est la politique que met en œuvre un gouvernement pour agir sur la conjoncture du pays. Elle passe par la fixation des recettes de l’État et des priorités dans la répartition des dépenses publiques. Cependant, comme la source principale des recettes de l’État est fiscale, son budget décroît à mesure que le secteur informel et la fraude fiscale croissent.

Ainsi, la fraude fiscale empêche, de fait, l’outil budgétaire de l’État d’être efficace, et d’autant plus si l’assiette fiscale est au préalable réduite. En effet, la fraude est principalement exercée par les grandes entreprises et par des acteurs économiques de classe socio-économique supérieure qui ont accès à des rouages fiscaux auxquels les classes moyennes n’ont pas accès.

S’installe de fait une inégalité face à l’impôt, due à un manque de confiance en l’État. Au Sénégal par exemple, 65 % à 100 % des chefs d’entreprises ont déclaré que la sous-déclaration des revenus est omniprésente et qu’elle n’était pas sanctionnée par le gouvernement.
Selon l’estimation de la Banque mondiale, la perte de recettes fiscales liée à l’évasion fiscale du secteur informel représente entre 3 % et 10 % du PIB en Afrique Centrale et de l’Ouest. Pour un pays comme le Tchad, elle représente entre 700 millions et un milliard de dollars par an.

Dans ce contexte, en tant que technologie ayant vocation de créer de la confiance entre parties prenantes grâce au stockage distribué de données et à l’absence d’un intermédiaire central, la blockchain permet-elle de répondre à ces problématiques ?

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La formalisation de l’informel doit apporter
des avantages pour l’État et pour les citoyens

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Le secteur informel est le reflet de la faible présence de régulateurs socio-économiques (accès au chômage, aides sociales, assurance etc…). En effet, selon la Banque africaine de Développement (BAD), l’informel serait le premier employeur de l’Afrique, et concernerait en majorité des travailleurs pauvres.

Près de 82 % des travailleurs africains, dont une majorité employée dans le secteur informel, sont considérés comme des travailleurs pauvres, soit bien plus que la moyenne. Généralement, ce sont les personnes les moins éduquées qui sont les plus touchées par l’emploi informel : 94 % des travailleurs africains sans éducation occupent un emploi informel.

C’est l’environnement peu transparent, avec un accès limité et opaque aux droits, qui pousse l’individu à travailler dans l’informel. En effet, il ne voit pas d’intérêt à déclarer son activité, car il évite ainsi les inconvénients administratifs et financiers du secteur formel en optant pour l’informel où il est possible d’entreprendre et de travailler immédiatement et surtout d’éviter toute spoliation « injustifiée » de la part de l’État (l’impôt).

La technologie blockchain serait pertinente si elle marquait l’engagement de l’État dans un nouveau contrat social fondé sur la confiance et la solidarité donnant, ainsi, toute sa légitimité au prélèvement fiscal. Ainsi, la blockchain serait pertinente si elle permettait d’aider à l’établissement de droits tels que les droits de propriété, la santé, l’éducation, la formation, la retraite, tout en en garantissant l’accès. L’ensemble de ces droits n’est souvent pas accessible aux acteurs du secteur informel. Leur garantie donnerait donc un intérêt certain au passage de l’informel vers le formel.

Nous sommes convaincus que toute solution blockchain en Afrique destinée à la formalisation du secteur informel, ou du moins à la réduction des effets délictueux de l’informel, formel et informel continuant à coexister, et à l’augmentation des recettes de l’État ne pourra fonctionner que si les parties prenantes y voient clairement des bénéfices.

Autrement dit, si l’État établit un système de paiement ou d’imposition basé sur la blockchain, ceci ne va pas résoudre le défi de l’informalité, car ceteris paribus les contribuables vont continuer à contourner le système. Il faut, donc, que dans chaque cas d’usage tant l’État que les contribuables y voient l’utilité. Un octroi de manière coercitif pourrait fonctionner dans le cas d’un État fort et présent ; cas que nous ne considérons pas dans ce chapitre.
Les parties suivantes vont explorer de différents cas d’usage de la blockchain dans ce sens.

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Une solution pour instaurer de la confiance :
Les cadastres sur la blockchain
pour sécuriser les droits de propriété

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L’incertitude quant à la garantie des droits de propriété (physique et intellectuelle) marque un risque certain tant pour les individus que pour les investisseurs souhaitant s’insérer sur le marché. La blockchain pourrait, ici, jouer le rôle d’éclaireur et d’atténuation du risque pour tout investisseur qui souhaite entrer dans le marché et pour tout individu qui souhaite se protéger contre l’expropriation.

La blockchain peut permettre, de manière concrète, l’amélioration des registres civils et de cadastres, ce qui pourrait être une première porte d’entrée vers une identification des ménages fiscalisables et la détection de fraudes fiscales. BitLand au Ghana, start-up locale en blockchain à but non lucratif, utilise la blockchain pour gérer les titres fonciers et régler les conflits de propriétés foncières.

La start-up travaille conjointement avec les institutions locales qui attitrent les propriétés et qui font face à des problèmes quotidiens concernant ces titres de propriétés. Une telle plateforme permet de garantir aux propriétaires de biens fonciers un certificat/cadastre de propriété immuable et incorruptible, permettant par la même occasion à l’État de d’avoir une meilleure visibilité sur le marché immobilier, les propriétés foncières et donc fiscalisables. Un exemple similaire est exploré par la start-up Bitfury, qui mène un projet pilote avec le gouvernement géorgien. Ce projet vise la mise en place d’un système d’enregistrement de propriété par le ministère de la Justice afin de faire valoir les droits de propriété.

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La sous-traitance et l’emploi
via « smart contract »

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Le secteur informel est économiquement lié au secteur formel dans beaucoup de pays africains notamment par le biais de la sous-traitance. Comment pallier cette informalité en utilisant la blockchain ? On pourrait penser à l’enregistrement de contrats de travail sur la blockchain via l’utilisation de « smart contracts ». La question sous-jacente est : Pourquoi les entreprises accepteraient-elles de signer des « smart contracts » avec leurs employés et/ou leurs sous-traitants ? Et en quoi ces « smart contracts » seraient-ils un avantage pour les deux parties du contrat ?

Dans le cas où les deux parties sont l’employeur et le salarié, il en découle plusieurs avantages majeurs pour chacune des parties :

- Allègement administratif pour l’employeur et gain d’efficacité avec l’automatisation des conditions et exécutions du contrat. Par exemple, le paiement automatisé en fonction des performances/ancienneté du salarié.

Du côté du salarié, cela lui garantit la sécurité du paiement du salaire, du respect des conditions du contrat et de la transparence de ces dernières, incorruptibles. À l’échelle étatique, cela permettrait d’avoir une meilleure visibilité du secteur formel et donc de limiter la corruption et l’évasion fiscale.

- Mettre les « smart contracts » au service de la formation et ainsi créer un type de « contrat aidé » liant formation et emploi. La pertinence de cette proposition est d’autant plus forte si on considère que le secteur informel se substitue au chômage. L’idée serait donc de permettre l’accès à des postes en passant par un volet de formation à l’issue duquel la personne serait prête et qualifiée pour occuper le poste. A l’échelle étatique, cela contribuerait à résoudre le problème de formation, le renforcement du capital humain, la baisse du chômage structurel et donc par conséquent le poids du secteur informel menant à un élargissement de l’assiette fiscale.

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La blockchain pour cultiver l’assurance en Afrique

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L’assurance apparaît dès lors comme un facteur incitatif à la formalisation car elle permet de prémunir les acteurs économiques contre les risques systémiques du marché et de les rendre ainsi plus résilients aux chocs économiques.

Cependant, il convient de souligner que l’assurance traditionnelle est très peu ancrée dans le quotidien africain. En effet, le taux de pénétration de l’assurance en Afrique ne dépasse pas 3 % du PIB. Cette faible pénétration de l’assurance s’explique culturellement et aussi par le faible revenu de la population.
Il paraît donc compliqué de vouloir en faire une incitation à la formalisation. Comment l’insertion de la blockchain dans l’assurance permettrait-elle de prémunir les agents face aux risques du marché africain et surtout de les en convaincre ?

Vecteur incontournable de stabilité et de sécurité financière sur le long terme, il est nécessaire de penser à une assurance adaptée à un contexte où la méfiance occupe la place de la confiance. L’absence d’une réelle implantation de l’assurance traditionnelle peut laisser présager la possibilité d’un « leap frog » dans le monde de l’assurance en Afrique. En effet, la blockchain pourrait être la base de ce saut technologique en rétablissant par son essence même la confiance et la transparence dans la relation assureur-assuré tout en s’adaptant aux revenus de la population.

La micro-assurance apparaît, ainsi, comme une porte d’entrée très pertinente dans un environnement où les individus ont de faibles revenus et donc d’autant plus vulnérables face aux différents risques sociaux et économiques du marché. C’est notamment une idée exploitée par Stratumn, une startup basée à Paris, qui a pour ambition de mettre en place de la micro-assurance par « smart contract » à travers la plateforme LenderBot, qui repose sur la blockchain Bitcoin.
L’idée serait simplement que des particuliers s’assurent mutuellement sans intermédiation par un assureur sur des biens matériels. Un tel système de micro-assurance semble matériellement possible en Afrique, compte tenu de la pénétration croissante des smartphones.

L’analogie avec le système traditionnel des tontines en Afrique de l’Ouest peut cependant aussi bien remettre en cause le fonctionnement d’une telle plateforme ou bien le justifier. En effet, le système traditionnel est déjà bien implanté dans les mœurs et la culture. Il faudrait penser à un système qui compléterait le traditionnel et comblerait ses manques.

L’inconvénient des tontines tient au fait que la mutualisation financière ne bénéficie qu’à un seul ménage à la fois et ne permet pas de répondre directement au problème financier de manière instantanée, puisqu’il s’agit d’un tirage au sort à chaque tour. Fondées sur un système de rotation principalement dû à un manque de moyens financiers des personnes participantes, elles sont la preuve qu’une solidarité financière existe avec des bases bien solides qui s’appuient sur la confiance et l’équité dès lors qu’il n’y a pas d’intermédiaire. La blockchain semble, ainsi, avoir toute sa place mais elle doit être complémentaire à l’existant.

L’utilisation de « smart contracts » dans l’assurance serait alors simplifiée sur le marché africain, comme il n’y a pas de transition à faire entre le système traditionnel et le digital basé sur la blockchain. On passerait alors directement sur un système transparent et plus efficient dont les Africains pourraient, par conséquent, rapidement bénéficier des avantages.

C’est notamment le projet qu’Allianz a mis en place en juin 2016 : le « natural catastrophe swap » qui permet le paiement automatique d’une indemnité à son détenteur en cas de catastrophe naturelle. Un tel contrat pourrait au passage être particulièrement adopté par des millions de personnes en Afrique qui n’ont aujourd’hui ni compte en banque, ni couverture d’assurance. La mise en place d’un écosystème de confiance sur lequel interagiraient les assureurs et les entrepreneurs inscrits sur la blockchain permettrait la naissance d’une résilience des marchés africains contre le risque financier de manière générale.

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Afrique et numérique
Comprendre les catalyseurs du digital en Afrique
Jean-Michel HUET et coauteurs :
Saleh Cherqaoui, Olivier Darondel, Ludovic Morinière, Sarah Calvados, Marwane El BoukFaoui, Melissa Etoke, Eyaye, Lennart Ploen, Ludivine Le Marc, Miriame El Mazzoudi.
Préface de Rémy Rioux, DG de l’AFD
329 p., janvier 2021, Pearson France éditeur
www.pearson.fr

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Prochain extrait (2/2) :
La Blockchain, technologie pour améliorer la microfinance ?

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