L’Académicien Denis DESCHAMPS (Asom) : « Comment faire de la Francophonie économique un réel vecteur d’influence et de croissance ? »
À l’occasion du Festival de la Francophonie organisé en France en 2024 par le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, l’Académie des Sciences d’Outre-Mer a décidé d’interpeller le Sommet de la Francophonie prévu à Villers Cotterêts et Paris les 4 et 5 octobre.
Lors d’une journée consacrée le 7 juin 2024 à la Francophonie, l’ASOM a ainsi traité de différents thèmes relatifs à la Francophonie dans le monde, dont la Francophonie économique et numérique comme promesse d’une possible diplomatie d’influence fondée sur la coopération et le co-développement.
Intervenant dans le panel dédié à la Francophonie économique, en compagnie de l’Académicien Patrick Sevaistre et modéré par l’Académicien et Président du CIAN, Étienne Giros, l’Académicien Denis DESCHAMPS y a livré une contribution dont nous reproduisons ci-dessous la version écrite, intégrale.
.
Une contribution de Denis DESCHAMPS,
Membre de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer,
Fondateur de DJulius Conseil (Paris)
.
Au regard notamment de ses enjeux globaux (la « Francophonie sur cinq continents »), on doit en effet toujours considérer la Francophonie comme une promesse encore fragile, porteuse à la fois d’espoir et… de la possibilité du désespoir.
En effet, si on n’y prend pas garde, on risque très vite d‘être fortement déçu, car les prérequis nécessaires ne sont pas vraiment là pour assurer le plein succès de cette Francophonie, qui reste une excellente idée, promue en son temps par d’illustres pères fondateurs, mais qui est portée aujourd’hui par des institutions malheureusement dépourvues de moyens ou d’ambition à sa juste mesure.
.
Le problème,
c’est l’économie
Le problème,
c’est l’économie
.
De même que l’étude de l’antiquité « classique » (grecque et romaine), sinon de l’histoire humaine en général, s’est très longtemps faite en dépit de l’économie, on peut dire que la Francophonie souffre toujours du peu d’entrain de la France et des Français pour l’économie.
On l’a dit en d’autres circonstances, le problème de la Francophonie, c’est la France… En fait, serions-nous anglo-saxons et aussi « max-weberiens » que les choses seraient sans doute différentes et parlerions-nous aujourd’hui de « communauté » (négligée, puis oubliée et enfin longtemps abandonnée dans un coin sombre de la Constitution du 4 octobre 1958, avant de disparaître à tout jamais) plutôt que de Francophonie…
Mais, ce « commonwealth » francophone, chacun sait que nul en France n’a jamais vraiment souhaité un jour le faire. En effet, nos élites républicaines sont toutes, peu ou prou, issues des mêmes bonnes écoles et universités, qui ne portent pas nécessairement l’entreprise et le marché dans leur cœur. Elles tendent ainsi à préférer naturellement l’institutionnel, les ors des palais ministériels et la gloire des grandes rencontres « au Sommet », aux galères humides du quotidien de l’entrepreneuriat et aux arcanes complexes du secteur privé.
Les organisations qui agissent dans le domaine de la Francophonie n’échappent pas toujours à ce travers bien « français » et peuvent ainsi ne représenter qu’elles-mêmes, sans que les entreprises soient toujours impliquées ou sinon simplement concernées, autrement que de manière marginale ou bien pour contribuer généreusement à leur financement.
Certes, dans ce domaine en particulier, la bonne volonté de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) est indéniable, mais on ne peut que regretter l’impact (encore) minime des Missions économiques et commerciales qu’elle organise depuis plusieurs années, malgré le courage qu’il a fallu à sa Secrétaire générale et à ses équipes pour les imposer et les mettre en place. De même pour le programme D-CLIC, formez-vous au numérique avec l’OIF, initié en 2021, mais qui nécessite sans doute aujourd’hui une vraie réorientation stratégique, compte-tenu notamment de l’évolution rapide des technologies (on y reviendra dans le développement de cet article).
.
« On se gargarise volontiers
de chiffres trompeurs… »
« On se gargarise volontiers
de chiffres trompeurs… »
.
En tout état de cause, on ne saurait s’en suffire, même si les différentes institutions concernées, y compris le gouvernement de la France, peuvent trouver cela déjà très encourageant et se satisfaire pleinement de cet aspect quelque peu « méta-économique » de la Francophonie économique, qui se traduit le plus souvent par des rencontres régulières de haut niveau et toujours ponctuées de personnalités ministérielles et illustres présidents de faîtières et de grands groupes.
Bien évidemment, ces dernières années, les Rencontres francophones d’entreprises se sont multipliées, à l’initiative de nouveaux acteurs comme l’Alliance des patronats francophones ou d’autres encore... tous étant d’ailleurs parfaitement justifiés à faire état de leur réel succès ; mais, pour autant, ces rencontres sont le plus souvent malheureusement sans grande conséquence, sinon d’ordre « méta-politique » (comme la valorisation de syndicats patronaux et d’organisations intermédiaires diverses, parfois en perte de légitimité…).
Aussi, dans le cadre des grandes réunions internationales francophones, on se gargarise volontiers de chiffres trompeurs, surtout lorsqu’on évoque des masses francophones qui ne correspondent en fait pas du tout à la réalité. Citons ainsi le Sénégal, pays francophone par excellence (et peuplé aujourd’hui de plus 18 millions d’habitants), mais dont à peine 10% de la population parle effectivement français…
Plutôt que ces chiffres mirifiques de la Francophonie, qui doivent vraiment être pris avec la plus extrême prudence, il faudrait donc surtout évoquer ce que nous pouvons sans doute appeler le « miracle » francophone, c’est-à-dire cette réalité -particulièrement palpable en Afrique (même si on ne saurait mettre de côté l’Amérique du nord et l’Asie du Sud-est)- qui se traduit par la capacité qu’ont des gens d’origines diverses et souvent très lointaines (Afrique centrale et région du lac Tchad, Afrique de l’ouest et Sahel, Afrique de l’est et Océan indien, Afrique du nord et Méditerranée, France et Europe…) à se parler directement et bien se comprendre, parce qu’au-delà de la langue française, un même état d’esprit est partagé entre eux.
Osons le dire, surtout pour travailler ensemble et construire des partenariats durables, le français vaut beaucoup mieux qu’un anglais à la fois mal maîtrisé et mal compris, qui explique d’ailleurs beaucoup de problèmes que nous avons avec les institutions communautaires européennes et certaines organisations internationales qui pratiquent volontiers un « globish » indigeste. Mais c’est là un autre débat, même s’il est aussi révélateur de la perte d’influence de la Francophonie, nonobstant les déclarations qui récemment faites par des magistrats et diplomates français qui disent agir encore en faveur de « l’influence par le droit » (sans résultat probant)…
.
Bâtir une influence francophone,
est-ce encore possible ?
Bâtir une influence francophone,
est-ce encore possible ?
.
De ce point de vue, on ne saurait dire que tous « les clignotants sont au vert ». Loin de là. Ainsi, quand on regarde en face la dégradation réelle de la relation de la France avec l’Afrique, on serait presque tenté de désespérer… même si on peut dire que :
Cette crise de confiance concerne en fait également l’Europe qui exporte ses normes et ses droits en Afrique, mais qui peut aussi et « en même temps » y appliquer ce que d’aucuns appellent une forme de « double standard ». Cependant, quand on regarde cela de plus près encore, on constate que les Italiens, les Espagnols, les Allemands, les Belges et tant d’autres Européens (Slovènes, par exemple..) profitent bien aujourd’hui du repli français sur le continent africain ;
Cette évolution négative prend son origine dans la tendance qu’ont certains de nos gouvernants français (fussent-ils pourtant relativement jeunes par rapport aux glorieux « anciens » du continent…) à prendre encore de haut leurs homologues ou correspondants africains. Mais, avec un peu d’efforts de notre part (et sans doute pas qu’un peu…), cela peut vraisemblablement évoluer, mais cette fois dans un sens positif, conformément à ce que le Cian (Conseil des investisseurs français en Afrique) rappelle régulièrement : les entreprises françaises ont toujours toute leur place en Afrique et y jouent encore un rôle tout à fait indéniable (…), qui peut se développer (à condition cependant de recevoir tout l’appui nécessaire pour cela !).
.
Reconnaître et harmoniser
les interdépendances
Reconnaître et harmoniser
les interdépendances
.
Ainsi, de même que nous sortirons sans doute un jour de la situation de crise ouverte entre la France et l’Afrique (produit d’une guerre hybride, qui est menée à la fois sur le terrain par l’Africa corps / Wagner et sur le plan cognitif par des « panafricanistes » de tout poil, agis par des puissances qui ne sont même pas occultes), nous aurons très vraisemblablement une Francophonie économique plus expansive, si elle fait bien la preuve qu’elle contribue à la stabilité, à la paix et au progrès, grâce à la reconnaissance des interdépendances et également de la nécessité de les harmoniser (avec une mise en cohérence par des coopérations conduisant à des partenariats équilibrés, fondés sur le secteur privé)
Certes, la route est encore longue pour que cette solution puisse se co-construire, mais nous devons fermement y croire et nous doter d’une même forte volonté (et de moyens adéquats) pour que l’influence francophone, fondée sur les entreprises et le secteur privé, puisse un jour damer le pion au « soft power » que des grandes multinationales (le plus souvent américaines, mais pas seulement…) jouent sur les opinions publiques africaines. Le combat n’est pas encore perdu et le numérique peut / doit être un moyen essentiel pour le mener heureusement à son terme.
Comme disait un de nos grands diplomates / écrivains : « Le pire n’est pas toujours certain… ». En effet, faisons ensemble un rêve d’Afrique, que la Francophonie devrait nous permettre d’assumer….
.
Un projet de formation numérique, responsable
et entrepreneurial en Afrique francophone
Un projet de formation numérique, responsable
et entrepreneurial en Afrique francophone
.
Comme chacun sait, le continent africain voit affluer chaque année des dizaines de millions de jeunes sur le marché du travail et se révèle difficilement capable d’absorber cette main d’œuvre souvent mal ou peu qualifiée, mais toujours avide d’apprendre et d’entreprendre. La jeunesse africaine évolue en effet dans un tissu économique propice à l’entrepreneuriat, mais celui-ci se caractérise en pratique par la « débrouillardise » et la gestion « au jour le jour », sans autre forme de soutien, qu’il soit technique ou financier.
De fait, les organisations intermédiaires africaines d’appui aux entreprises (chambres consulaires, patronats…) sont le plus souvent sous-dotées en moyens humains, pédagogiques et financiers, pour appuyer efficacement ces entrepreneurs. Aussi, on constate que ces structures sont généralement encore peu formées dans l’intégration de la Responsabilité sociétale des organisations (RSO) dans leur modèle de gouvernance, ce qui nuit à la volonté de rendre les entrepreneurs et futurs entrepreneurs africains à la fois responsables et durables.
Afin d’assurer plus fermement la croissance africaine, il convient ainsi de soutenir le secteur privé du continent par la formation des jeunes talents, moyennant le renforcement de leurs compétences managériales et sociétales, avec notamment le recours au numérique et également des immersions dans des structures d’incubation / accélération ou dans des entreprises pour favoriser un échange d’expériences et de savoir-faire.
.
Un appui renforcé à la diffusion
du numérique en Afrique francophone
Un appui renforcé à la diffusion
du numérique en Afrique francophone
.
Le programme D-CLIC de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), par-delà la phase pilote mise en œuvre depuis 2021, devra être sensiblement amplifié, pour permettre aux populations africaines, en particulier les jeunes et les femmes, d’accéder aux bases qui leur sont nécessaires pour interagir avec le numérique et mieux assurer leur employabilité durable et leur insertion économique.
En d’autres termes, D-CLIC, programme de l’OIF, vise d’abord à résolument remédier à l’illectronisme en « alphabétisant » les populations africaines francophones par rapport aux usages du numérique et ses nouveaux enjeux (Intelligence artificielle ; Cybersécurité…). Au-delà, le programme porte sur la formation des jeunes et des femmes à certains métiers du numérique (choisis parmi les 193 métiers recensés en 2022) adaptés à l’expansion des marchés ; plus particulièrement le développement web / mobile, le marketing et la communication numérique. Enfin, D-CLIC se traduit par un accompagnement de la gouvernance numérique des organisations publiques et institutions administratives qui gèrent les populations.
Souhaitant agir plus résolument encore pour Réduire la fracture numérique dans l’espace francophone grâce à un usage plus inclusif des technologies numériques et également l’amélioration de l’acquisition de compétences techniques adaptées, l’OIF veut aujourd’hui augmenter l’impact de son programme D-CLIC en démultipliant les nombre des personnes formées dans les pays cibles. Cette ambition de l’OIF doit pouvoir être largement soutenue par les acteurs publics et privés qui interagissent aujourd’hui avec la Francophonie.
.
Un soutien nécessaire à la transition
écologique en Afrique francophone
Un soutien nécessaire à la transition
écologique en Afrique francophone
.
Il s’agirait là de permettre aux entreprises africaines d’engager une démarche de Responsabilité sociétale des Organisations (RSO) dans leur modèle de gouvernance, afin de permettre à celles-ci de contribuer, moyennant l’intégration des préoccupations sociales, environnementales, éthiques et également de durabilité dans leurs activités économiques, à une transition réussie vers des modèles économiques sociaux, durables et inclusifs sur le continent africain.
Grâce à une formation « Francophonie Impact » dont ils devraient pouvoir bénéficier avec le soutien d’un bailleur (à définir), les entrepreneurs francophones seraient ainsi en mesure de :
– Optimiser les processus de production et d’approvisionnement peu gourmands en eau et en énergie
– Générer un modèle de gouvernance plus inclusif
– Améliorer l’image de leur entreprise auprès de la clientèle et accéder à des marchés premium, exigeants et sensibles aux modes de production vertueux
– Répondre aux Objectifs de Développement Durable (ODD) et faciliter ainsi l’octroi de prêts et de financements durables auprès des institutions bancaires.
À condition de trouver un bailleur (à définir), ce programme « Francophonie Impact » pourrait en fait constituer le parfait pendant écologique du programme numérique D-CLIC de l’OIF, qui devrait aussi pouvoir être complété par une action d’accompagnement de l’entrepreneuriat francophone.
.
Un accompagnement de l’entrepreneuriat
en Afrique francophone
Un accompagnement de l’entrepreneuriat
en Afrique francophone
.
Le secteur privé africain pourrait être très sensiblement dynamisé grâce au renforcement des compétences en management et en gestion de ses entrepreneurs et futurs entrepreneurs. Au terme d’une formation adaptée, les jeunes entrepreneurs africains devraient ainsi disposer de meilleures compétences techniques et professionnelles pour la gestion et le développement de projets entrepreneuriaux.
Pour cela, des structures (incubateurs / accélérateurs) et entreprises francophones (hors pays d’Afrique) pourraient accueillir en Immersion (6 semaines) des responsables d’entreprises et futurs entrepreneurs africains, de 18 à 35 ans (avec un objectif de 60 % de femmes), afin de renforcer leurs compétences dans la bonne gestion de leur activité pour en faire de véritables « champions ».
Outre la professionnalisation des entrepreneurs et futurs entrepreneurs africains, cette immersion aurait pour avantage de permettre aux structures d’accueil de prendre la mesure des spécificités économiques et culturelles des différents pays francophones du continent africain, avec leurs implications pour les entreprises et structures qui y sont implantées et qui s’y développent. En d’autres termes, on pourrait dire que ce dispositif d’immersion devrait faire le lien entre les économies d’Afrique et le reste de l’espace francophone.
Pour conclure avec optimisme, on dira que la Francophonie économique a ceci de bien pour elle : tout reste encore à faire !…
.
.
REPLAY CMAAP 13 / Beau succès de la XIIIe Conférence des Ambassadeurs Africains de Paris, organisée à la Salle Colbert de l’Assemblée nationale