Jérémie TAÏEB, Directeur de TIKVA Partners : « Pour financer les projets ferroviaires en Afrique, il faudrait établir des comités de pilotage interétatiques dirigés… par le secteur privé ! »
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Une contribution de Jérémie TAÏEB
Directeur de TIKVA Partners (Paris),
Cabinet de conseil en stratégie sur l’Afrique,
Chargé de mission auprès des bailleurs de fonds pour le projet ferroviaire et minier Africarail
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L’Afrique connaît actuellement une dynamique importante dans le développement de ses infrastructures ferroviaires. Ces projets sont souvent motivés par la nécessité d’améliorer la connectivité régionale afin de désenclaver certaines zones, de faciliter le transport des marchandises et des personnes, et de stimuler la croissance économique. Mais il y a une nette différence entre le potentiel et le réel et toute la difficulté réside à passer du potentiel au réel.
L’Afrique peut tirer des leçons des expériences des États-Unis, de la Chine et de la France pour utiliser le développement ferroviaire comme levier de croissance économique et d’industrialisation. Les investissements dans les infrastructures ferroviaires peuvent transformer le continent en améliorant la connectivité, en soutenant l’industrialisation, et en favorisant le développement régional. Cependant, pour réaliser ce potentiel, il est essentiel de surmonter les défis financiers, techniques et de gouvernance associés à ces projets.
Le développement ferroviaire est un moteur essentiel pour la croissance économique et l’industrialisation. Historiquement, les infrastructures ferroviaires ont joué un rôle crucial dans la transformation économique des grandes puissances comme les États-Unis, la Chine et la France. En Afrique, les projets ferroviaires peuvent avoir un impact similaire en améliorant la connectivité, en facilitant le commerce, et en stimulant le développement industriel.
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L’essor précurseur du chemin de fer
aux États-Unis s’est fait dès le XIXe siècle
L’essor précurseur du chemin de fer
aux États-Unis s’est fait dès le XIXe siècle
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Le développement du chemin de fer aux États-Unis au XIXe siècle a été un catalyseur majeur de l’expansion vers l’ouest, de la croissance économique et de l’industrialisation. Le chemin de fer a connecté les côtes est et ouest, permettant une mobilité accrue des personnes et des biens. Il a facilité l’émergence de nouvelles industries, notamment dans la sidérurgie, le charbon et le pétrole. Les villes le long des lignes de chemin de fer ont prospéré, devenant des centres économiques importants.
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La première ligne de chemin de fer transcontinentale (First Transcontinental Railroad), reliant l’est et l’ouest des États-Unis, a été achevée en 1869. Elle a facilité la migration et le développement des territoires de l’Ouest, en réduisant le temps de transport des biens de plusieurs mois à une semaine, ce qui a créé de nouveaux marchés et industries.
Autre réalisation, Amtrak (National Railroad Passenger Corporation), née en 1971 [de la fusion des services voyageurs de 20 compagnies ferroviaires différentes, ndlr], est le principal opérateur de trains de passagers aux États-Unis. Amtrak connecte plus de 500 destinations, rendant les voyages longue distance plus accessibles, ce qui offre, ne l’oublions pas, une alternative plus écologique aux voyages en voiture ou en avion.
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En Chine, le plus vaste et le plus utilisé
des réseaux à grande vitesse du monde
En Chine, le plus vaste et le plus utilisé
des réseaux à grande vitesse du monde
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Concernant la Chine, depuis les années 1990, l’empire du milieu a investi massivement dans les infrastructures ferroviaires, y compris le développement de trains à grande vitesse.
Le réseau ferroviaire a soutenu l’expansion rapide de l’économie chinoise, facilitant le transport des marchandises à travers le pays.
La modernisation des infrastructures ferroviaires a été spectaculaire, et a contribué à l’urbanisation rapide et à l’intégration des régions rurales avec les centres urbains. L’amélioration des infrastructures a permis à la Chine de devenir un leader mondial des exportations manufacturières.
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High-Speed Rail (HSR) Network, le réseau de trains à grande vitesse chinois est le plus vaste et le plus utilisé au monde, avec plus de 38 000 km de voies, en service depuis 2021. Ce réseau ferroviaire a permis une réduction drastique des temps de trajet entre les principales villes. Par exemple, de Pékin à Shanghai en environ 4 heures 30 minutes. Catalyseur majeur de l’intégration économique régionale et du développement urbain, ce réseau ferroviaire a positionné la Chine en tant que leader mondial dans la technologie ferroviaire.
Par ailleurs, la Ligne de Chemin de Fer Qinghai-Tibet, la plus haute au monde, relie Xining à Lhassa, améliorant l’accès au plateau tibétain et intégrant économiquement la région au reste du pays.
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En France depuis 1981, le TGV
symbolise l’avancée technologique
En France depuis 1981, le TGV
symbolise l’avancée technologique
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Quant à la France, elle a développé son réseau ferroviaire au XIXe siècle, avec une modernisation continue jusqu’à l’introduction du TGV dans les années 1980. Les chemins de fer ont permis de connecter les régions rurales aux grandes villes, soutenant le développement régional.
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Le TGV, lancé en 1981, est devenu un symbole de la technologie ferroviaire avancée (avec des vitesses atteignant 320 km/h à l’époque, et jusqu’au record actuel de 574,8 km/h) et a stimulé l’économie par le biais de l’innovation.
Le réseau ferroviaire a facilité le tourisme et amélioré la mobilité des citoyens à travers le pays. La réduction du temps de trajet entre les grandes villes françaises, par exemple, Paris à Lyon en 2 heures environ, a stimulé le développement économique et touristique dans les régions desservies. De plus, le savoir-faire français en matière de trains à grande vitesse s’est exporté à l’international.
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Le grand potentiel des bienfaits
du chemin de fer pour l’Afrique
Le grand potentiel des bienfaits
du chemin de fer pour l’Afrique
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Revenons sur l’Afrique. Sans chemin de fer, l’Afrique ne pourra pas s’industrialiser. Le développement ferroviaire en Afrique peut améliorer la connectivité entre les pays et les régions, facilitant le commerce intra-africain et international. Les chemins de fer peuvent également réduire les coûts de transport des marchandises, rendant les produits africains plus compétitifs sur les marchés mondiaux et intra-africains. Les infrastructures ferroviaires peuvent soutenir la croissance des industries locales, comme le mining, l’agriculture et la manufacture.
Les projets ferroviaires génèrent des emplois directs et indirects, tant dans la construction que dans les opérations et la maintenance. Les chemins de fer peuvent stimuler le développement le long des corridors économiques, encourageant la croissance des villes et des zones industrielles. En connectant les régions rurales et isolées aux centres économiques, le développement ferroviaire peut réduire les disparités régionales et promouvoir une croissance inclusive, car tout ne doit pas se passer dans la capitale.
Étant donné qu’il est très compliqué de faire appel à des garanties souveraines, les financements possibles proviennent de diverses sources, notamment des prêts internationaux, des investissements privés, et des partenariats public-privé.
Les banques chinoises (notamment Exim Bank of China), la Banque Mondiale, et la Banque Africaine de Développement (BAD) sont des prêteurs majeurs. Les entreprises de construction et d’exploitation ferroviaire, principalement chinoises, mais aussi européennes et américaines, peuvent jouer un rôle crucial.
Les gouvernements africains peuvent aussi via des PPP s’associer à des entreprises privées pour le développement et l’exploitation des infrastructures ferroviaires.
Les gouvernements nationaux peuvent également apporter une aide significative sur ces projets, utilisant les revenus des garanties minières à défaut de garanties souveraines.
Le développement des infrastructures ferroviaires en Afrique est un pilier essentiel pour la croissance économique et l’intégration régionale du continent. Les projets en cours et à venir montrent une tendance vers l’amélioration de la connectivité et de la modernisation des réseaux existants. Malgré les défis financiers et logistiques, ces projets représentent un investissement stratégique pour l’avenir de l’Afrique.
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Les défis du financement à relever
Les défis du financement à relever
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Maintenant parlons des difficultés rencontrées dans les projets ferroviaires en Afrique avec les bailleurs de fonds. En tant que chargé de mission auprès des bailleurs de fonds pour le projet ferroviaire et minier Africarail, je sais de quoi il en retourne.
Les projets ferroviaires en Afrique, bien qu’essentiels pour le développement économique et la connectivité régionale, sont souvent confrontés à plusieurs défis, en ce qui concerne le financement par les bailleurs de fonds.
Les projets ferroviaires sont principalement de longue durée et peuvent être affectés par des changements de gouvernement, des conflits internes, ou des instabilités politiques. Les bailleurs de fonds craignent que ces instabilités ne compromettent la sécurité de leurs investissements.
De plus, les économies africaines peuvent être sujettes à des fluctuations importantes, notamment en raison des variations des prix des matières premières. Cela peut rendre les projets moins attractifs pour les investisseurs étrangers et compliquer les conditions de remboursement des prêts.
Par ailleurs, les bailleurs de fonds évaluent d’abord la viabilité financière des projets. Dans de nombreux cas, les lignes ferroviaires ne sont presque jamais immédiatement rentables, surtout dans des zones moins densément peuplées ou industrialisées. Les coûts de maintenance des infrastructures ferroviaires sont élevés, et les gouvernements africains peuvent avoir des difficultés à allouer des fonds suffisants pour ces besoins à long terme.
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Le transport ferroviaire en Afrique est relativement peu développé avec une longueur de lignes en exploitation de 50 000 km à la fin de 20141, soit 5 % du total mondial alors que le continent représente environ 15 % de la population et 22 % de la superficie mondiale. D’environ un total de 100 000 km de rail au début du xxe siècle, le continent africain a vu son réseau fortement s’auto-annihiler notamment à cause des problèmes de sécurité. Le réseau ferroviaire africain, souvent à voie unique, construit à des écartements différents, est en outre très peu interconnecté, consistant souvent en lignes isolées en impasse, à l’exception de l’Afrique australe qui représente à elle seule 36 % des lignes exploitées, et de l’Afrique du Nord, relativement bien équipée. (Source et © : Wikipedia)
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Beaucoup de projets nécessitent par ailleurs la réhabilitation ou la reconstruction complète des infrastructures ferroviaires existantes, ce qui augmente les coûts et les délais. Le manque de main-d’œuvre qualifiée et de savoir-faire technique dans certains pays oblige les projets à dépendre fortement de l’expertise étrangère, ce qui peut augmenter les coûts et compliquer la mise en œuvre.
Les projets impliquent souvent une combinaison de prêts internationaux, d’investissements directs étrangers, de financements publics, et de partenariats public-privé. La coordination de ces différentes sources peut être complexe et peut ralentir la progression des projets, surtout dans le cas de projets multi-pays.
Les institutions financières internationales imposent souvent des conditions strictes en termes de gouvernance, de transparence, et de réformes économiques, ce qui peut être difficile à respecter pour certains pays africains.
Les projets ferroviaires peuvent avoir un impact significatif sur l’environnement, notamment en termes de déforestation, de déplacement de populations, et de perturbation des écosystèmes. Les bailleurs de fonds exigent souvent des études d’impact environnemental détaillées et des mesures d’atténuation, ce qui peut augmenter les coûts et la complexité des projets. Les bailleurs de fonds cherchent à s’assurer que les projets sont durables sur le long terme, tant sur le plan économique qu’environnemental. Cela inclut des exigences en matière de gestion durable des ressources et de résilience climatique.
Les bailleurs de fonds demandent souvent des niveaux élevés de transparence et de redevabilité, ce qui peut être un défi pour les gouvernements locaux en termes de capacité institutionnelle et de pratiques de gouvernance.
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La nécessité d’un protocole d’accord
clair et d’un comité de pilotage
La nécessité d’un protocole d’accord
clair et d’un comité de pilotage
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Pour satisfaire aux exigences des bailleurs de fonds dans le cadre de projets en partenariat public-privé (PPP) impliquant plusieurs États, il serait d’abord nécessaire d’établir un protocole d’accord clair pour la mise en place d’un comité de pilotage interétatique dirigé par le secteur privé.
Ensuite, il conviendrait de créer, en collaboration avec ce comité, une société concessionnaire dont le capital serait majoritairement détenu par des partenaires privés, avec une participation des États. Enfin, il s’agirait de concéder à cette société le droit de construire et d’exploiter le futur réseau ferroviaire, en lui accordant la liberté d’investissement, la liberté commerciale et la liberté de gestion.
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L’exemple du projet
stratégique Africarail
L’exemple du projet
stratégique Africarail
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Il y a actuellement de nombreux projets plus ou moins avancés. Je suis moi-même, avec mon équipe en charge du comité de pilotage stratégique ferroviaire et minier du projet Africarail, dirigé par Michel Bosio et créé avec l’appui de feu le Premier Ministre Michel Rocard, et qui doit relier le Bénin, Niger, Burkina Faso et Togo.
Ce projet qui répond parfaitement aux exigences des bailleurs de fonds, et dont la rentabilité s’appuie sur l’extraction minière de la mine de fer de Say au Niger, et de manganèse à Tambao au nord du Burkina Faso, permettra de pouvoir exploiter les minerais qui nécessitent des infrastructures lourdes. Le fer et le manganèse sont deux minerais essentiels pour la fabrication d’acier et le but est de créer sur place une filière sidérurgique afin d’alimenter en acier toute la sous-région. De plus, le chemin de fer permettra l’amélioration du transport de marchandises et de personnes.
Africarail est le fruit d’une décision commune de quatre États : le Bénin, le Burkina Faso, le Niger et le Togo. C’est le projet le plus avancé et le mieux structuré. Soutenu par les grandes organisations internationales, il suscite actuellement l’intérêt de la Chine, qui est favorable à la création d’un consortium d’investisseurs internationaux sous l’égide du comité de pilotage ferroviaire et minier Africarail.
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Réalisations récentes et
projets ferroviaires en Afrique
Réalisations récentes et
projets ferroviaires en Afrique
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Tout d’abord, il existe trois types d’écartements en Afrique : l’écartement métrique européen, c’est-à-dire le standard international de 1 435 mm, le chemin de fer colonial français avec l’écartement métrique de 1000 mm, et enfin le standard colonial anglais de 1 067 mm (3 pieds 6 pouces). Cet écartement est également connu sous le nom d’« écartement Cap » ou « Cape gauge ». L’Union Africaine à préconisé que tout nouveau chemin de fer soit réalisé aux standards internationaux et non avec l’écartement métrique.
Parmi les projets principaux, il y a au Kenya, le Chemin de fer Standard Gauge Railway (SGR) qui relie Nairobi à Mombasa et est conçu pour remplacer la ligne vétuste à voie métrique. La phase 1 (Mombasa-Nairobi) est opérationnelle depuis 2017.
Principalement financée par la Chine, à travers un prêt de l’Exim Bank of China, avec une participation du gouvernement kenyan, la phase 2A, reliant Nairobi à Naivasha, est opérationnelle. Les phases suivantes visant à étendre la ligne vers l’Ouganda sont en cours de planification.
La ligne de chemin de fer Addis Abeba - Djibouti, ligne électrifiée de 750 km reliant la capitale éthiopienne Addis-Abeba au port de Djibouti, a bénéficié d’un financement combiné de la Chine, notamment via des prêts de l’Exim Bank of China, et les contributions des deux gouvernements. Inaugurée en janvier 2018, la ligne est opérationnelle et améliore significativement le transport de marchandises entre l’Éthiopie et le port de Djibouti.
Le chemin de fer Lagos-Kano, vise à réhabiliter et moderniser l’ancienne ligne de chemin de fer reliant Lagos à Kano, une des principales lignes du Nigeria. Financée par le gouvernement nigérian avec l’appui de la China Civil Engineering Construction Corporation (CCECC), la section Lagos-Ibadan est en cours de modernisation, avec des portions déjà opérationnelles.
Le chemin de fer de Lobito en Angola, est une ligne de chemin de fer reliant le port de Lobito à la frontière de la République Démocratique du Congo (RDC). Principalement financée par des prêts chinois, avec des investissements directs du gouvernement angolais, la ligne est en service, avec des projets d’extension pour améliorer la connectivité régionale vers la RDC et la Zambie.
Le corridor ferroviaire Maputo-Katembe au Mozambique est un projet de construction et de réhabilitation de lignes ferroviaires dans le cadre du développement du corridor de transport Maputo-Katembe. Il s’agit d’un partenariat public-privé, avec des financements de la Banque Africaine de Développement (BAD) et d’investisseurs privés. Le projet est en cours de développement, avec des segments en phase de construction.
Au Maroc, la première ligne africaine à grande vitesse (LGV) a été inaugurée en novembre 2018. Elle relie Casablanca à Tanger (350 kilomètres, dont 200 circulables à 320 km/h) via Rabat en seulement 2 h 10, au lieu de 4 h 45 auparavant. Son succès a conduit les autorités marocaines à projeter une extension du réseau LGV à 1 500 km à horizon 2030, toujours en coopération avec le partenaire historique SNCF [ndlr].
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Les projets ferroviaires en Afrique présentent donc des opportunités considérables pour le développement économique et l’intégration régionale, mais ils sont également confrontés à des défis significatifs, en particulier en matière de financement.
Les risques politiques et économiques, les problèmes de viabilité financière, les défis techniques, la complexité des financements, les préoccupations environnementales, et les questions de gouvernance sont autant d’obstacles que les bailleurs de fonds et les gouvernements doivent surmonter pour assurer le succès de ces projets.
Des approches innovantes et des partenariats solides entre les secteurs public et privé seront essentiels pour surmonter ces défis et réaliser le potentiel des infrastructures ferroviaires en Afrique.
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REPLAY #AfricActu 7 @Telesud_ / Papa Amadou SARR, Directeur exécutif de l’AFD : « Le co-développement entre l’Afrique et la France est une priorité pour l’AFD »
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