Jérémie TAÏEB : « Chine, Afrique et Atlantique : comment Pékin esquisse les nouvelles frontières de sa géopolitique navale » (1/2)
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Une contribution de Jérémie TAÏEB
Directeur de TIKVA Partners
(Volet 1/2)
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Après les deux guerres de l’opium (1839-1842 et 1856-1860), la Chine a compris, à l’instar de l’Empire britannique, que celui qui domine les mers domine le monde.
L’analyse de l’actuelle stratégie maritime de la République populaire de Chine en Afrique illustre la complexité d’une démarche géopolitique qui va bien au-delà de la simple ambition commerciale. Pékin, avec sa montée en puissance navale et sa recherche de nouvelles routes commerciales, tisse un réseau complexe d’initiatives économiques, diplomatiques et militaires. Sa feuille de route repose sur des investissements stratégiques dans des infrastructures portuaires clés, et en particulier sur une expansion continue dans des régions comme l’Afrique de l’Est et de l’Ouest.
Les ports de Dakar (Sénégal) et de Malabo (Guinée équatoriale), apparaissent comme une cible privilégiée pour la Chine dans cette vision géopolitique ambitieuse. Ce plan directeur démontre la volonté de Pékin de redéfinir les rapports de force maritimes et de projeter son influence bien au-delà du Pacifique.
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La stratégie navale chinoise en Afrique de l’Ouest :
Dakar ou Malabo, quel futur point d’ancrage ?
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Dès 2002, la Chine a marqué une étape cruciale dans sa politique maritime avec la volonté d’ouvrir sa première base navale hors de ses frontières, à Djibouti. Cette implantation, au cœur d’une zone tactique reliant la mer Rouge à l’océan Indien, constituait une pièce maîtresse dans le cadre des Nouvelles Routes de la Soie.
Ce projet ambitieux, lancé officiellement en 2013, avait cependant été anticipé bien en amont, illustrant la vision à long terme de Pékin. Aujourd’hui, si la France était amenée à se retirer, cette expansion convergerait vers une potentielle implantation à Dakar, sur la façade atlantique de l’Afrique.
La Chine s’efforce déjà de renforcer sa présence dans plusieurs ports le long de la côte ouest-africaine. Les ports ghanéens de Tema et de Takoradi en sont des exemples révélateurs, où les investissements chinois dans les infrastructures portuaires et logistiques sont significatifs.
Ces ports constituent des maillons essentiels pour Pékin dans le cadre de la planification de Pékin dite du « Collier de Perles », qui vise à sécuriser des points d’appui sur les routes maritimes internationales. Sur cette même route, le port de Lomé, au Togo, pourrait également devenir un point d’intérêt essentiel pour la Chine.
Bien que l’activité chinoise au Ghana soit aujourd’hui plus marquée qu’au Togo, ce dernier pourrait, à moyen terme, devenir un partenaire clé.
Plusieurs facteurs le favorisent. D’une part, les pays de l’Union Économique et Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA), dont le Togo est membre, entretiennent des relations croissantes avec Pékin, notamment à travers des accords commerciaux et d’investissement. D’autre part, le Togo, dépendant de ses voisins pour le transit de marchandises, pourrait voir dans une coopération renforcée avec la Chine une opportunité de moderniser ses infrastructures et de jouer un rôle déterminant sur les routes commerciales atlantiques.
Cette dynamique s’inscrit dans un schéma plus large, où la Chine projette son influence sur des zones historiquement dominées par les puissances occidentales, notamment la France. Une implantation à Dakar marquerait l’aboutissement d’un plan directeur patiemment élaboré, offrant à Pékin un accès direct à l’Atlantique et consolidant son réseau global d’infrastructures portuaires et militaires.
La Chine pourrait aussi envisager d’installer une base maritime à Malabo, en Guinée équatoriale, car Malabo offre un point d’ancrage idéal sur la côte ouest-africaine, permettant à la Chine de compléter sa présence maritime dans l’océan Indien
(Djibouti) par un déploiement dans l’Atlantique. Cela élargirait considérablement la portée de la Marine de l’Armée populaire de libération (APL). La Guinée équatoriale se trouve à proximité des corridors maritimes critiques utilisés pour le transport des hydrocarbures et des matières premières entre l’Afrique, l’Europe et l’Amérique.
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I - Une approche maritime complète et visionnaire
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Le programme maritime chinois repose sur une vision globale et une hiérarchisation de ses priorités géostratégiques. Il combine plusieurs axes d’action fondamentaux.
1 - Sécurisation des routes commerciales et des approvisionnements stratégiques -
La Chine est un acteur majeur de la mondialisation, avec des besoins colossaux en matières premières, pétrole, gaz et métaux rares. Il ne faut pas oublier que la Chine consomme et produit 50 % de l’acier mondial. Ensuite, environ 80 % du pétrole consommé en Chine transite par des détroits stratégiques, comme celui de Malacca ou Bab-el-Mandeb. Ces « chokepoints » maritimes (détroits stratégiques) représentent des points de passage critiques, que Pékin cherche à sécuriser en multipliant ses implantations navales. Par exemple, en 2017, la Chine a signé un accord avec le Sri Lanka pour l’exploitation du port de Hambantota, une démarche analogue à ce qui pourrait se produire à Dakar. Le contrôle de ces passages est essentiel pour garantir la continuité des approvisionnements énergétiques vitaux.
2 - Exploitation des infrastructures portuaires et renforcement du modèle de « Collier de Perles » - Le concept de « Collier de Perles » désigne un réseau stratégique de bases navales et d’infrastructures portuaires, depuis l’Asie du Sud-Est jusqu’à l’Afrique. Des bases chinoises à Gwadar (Pakistan) et à Hambantota (Sri Lanka) en sont les exemples emblématiques. Ces installations servent de points d’ancrage pour sécuriser les routes commerciales et permettre une présence militaire à travers le monde.
À Dakar, la Chine pourrait obtenir un accès direct aux routes transatlantiques et renforcer ainsi son réseau global. Le port sénégalais deviendrait alors un élément clé de ce « collier », entre l’océan Indien et l’Atlantique, prolongeant l’influence chinoise.
3 - Projections militaires à distance et légitimité internationale - La montée en puissance de la Marine de l’Armée Populaire de Libération (APL) est l’un des éléments centraux de la stratégie chinoise.
Après le Liaoning, en 2019, la Chine a lancé son porte-avions Shandong, le premier construit en Chine, et en 2022, elle a mis en service un troisième porte-avions, Fujian, renforçant ses capacités de projection militaire à grande échelle. L’expansion de cette flotte, notamment en dehors de la région Asie-Pacifique, démontre l’intention de Pékin de se positionner comme une puissance maritime globale.
Une présence en Atlantique permettrait à la Chine de surveiller les espaces maritimes où les États-Unis et leurs alliés européens ont traditionnellement dominé. Cette présence est, pour Pékin, une opportunité de réécrire les règles du jeu militaire et commercial dans cette zone cruciale.
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II - Dakar : une position stratégique
au cœur de l’Atlantique
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1 - Un Port au carrefour des routes maritimes - Le port de Dakar bénéficie d’une situation géographique centrale, à la jonction des routes commerciales de l’Atlantique Nord et de la Méditerranée. Ce positionnement en fait un nœud névralgique pour le commerce mondial. L’importance du port a été renforcée ces dernières années avec l’extension des infrastructures portuaires et l’amélioration des infrastructures logistiques.
Le contrôle de ce port permettrait à la Chine de sécuriser les flux commerciaux entre l’Afrique et ses autres zones d’influence, tout en facilitant l’acheminement des ressources naturelles depuis l’Afrique de l’Ouest vers la Chine. Par exemple, la construction du port de Gwadar par la Chine permet d’acheminer plus efficacement le pétrole en provenance du Golfe Persique, réduisant ainsi la dépendance aux routes commerciales traditionnelles.
2 - L’Exploitation des faiblesses géopolitiques de la France - La France, puissance traditionnelle dans la région, a vu son influence diminuer ces dernières années en raison de divers facteurs géopolitiques, notamment les crises diplomatiques au Sahel.
Le retrait progressif de la France de certaines de ses anciennes colonies africaines, combiné à la montée en puissance des puissances non occidentales, laisse un vide que la Chine est bien placée pour combler.
Le Sénégal, en quête de nouveaux partenariats économiques et d’investissements pour moderniser ses infrastructures, pourrait se tourner vers Pékin, d’autant que la Chine est l’un des principaux partenaires économiques de l’Afrique. Ainsi, une collaboration accrue entre Dakar et Pékin pourrait inclure un financement massif pour la modernisation du port, tout en renforçant l’influence de la Chine dans l’Atlantique.
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III - Les dimensions militaires et
géopolitiques : une ambition structurée
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La présence militaire de la Chine en Afrique représente un changement majeur dans l’équilibre des forces maritimes mondiales. Si la Chine parvient à établir une base à Dakar, plusieurs scénarios de projection stratégique pourraient se concrétiser :
1 - Renforcement de la puissance navale chinoise en Atlantique - Actuellement, la Chine ne dispose d’aucune base navale sur la côte atlantique. Une implantation à Dakar offrirait à la Marine de l’APL un point d’accès direct à la mer de l’Atlantique, permettant des opérations de surveillance et de dissuasion contre les puissances navales occidentales. De plus, cette base serait un point d’appui pour mener des opérations militaires au profit de la Chine, en Afrique, ou même en Amérique latine, si nécessaire.
2 - Des défis logistiques : l’enjeu des infrastructures - Cependant, des défis logistiques importants subsistent. À la différence de Djibouti, où la Chine a déjà installé une base militaire, Dakar est plus éloigné de la Chine et des autres bases maritimes, ce qui imposerait des investissements colossaux pour garantir une présence efficace à long terme. La question de l’accès à des infrastructures modernes et la construction d’une chaîne logistique solide sont des éléments clés pour assurer une présence chinoise durable à Dakar.
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IV - Les réactions des puissances concurrentes
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Les puissances concurrentes, notamment la France, les États-Unis et l’Union Européenne, risquent de réagir face à la présence accrue de la Chine en Afrique de l’Ouest. La France pourrait renforcer ses relations avec le Sénégal, notamment en augmentant son aide au développement, en soutenant les efforts de modernisation portuaire, ou par le contrôle sur la monnaie. De même, les États-Unis pourraient voir dans cette expansion chinoise une menace directe à la sécurité en Atlantique et être tentés d’accroître leur propre présence militaire en Afrique.
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V - Scénarios d’impacts géo-économiques et militaires
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Scénario 1 : Une base duale à Dakar - Dans ce scénario, la Chine établit à Dakar une base économique et militaire. Cette double approche garantirait une position clé dans l’Atlantique, renforçant l’impact de la Chine sur les routes maritimes tout en soutenant ses ambitions militaires mondiales.
Scénario 2 : Une résistance locale et internationale - L’implantation chinoise pourrait susciter une résistance forte, tant au niveau local qu’international. Des puissances comme les États-Unis et l’Europe, ainsi que des acteurs régionaux, pourraient intensifier leurs efforts pour contrer cette influence en renforçant leur propre présence navale ou en soutenant des initiatives
d’infrastructures concurrentes.
Scénario 3 : une influence à long terme par le « soft power » - Enfin, Pékin pourrait choisir de ne pas investir dans une base militaire visible, optant plutôt pour une approche de soft power à long terme. Dans ce cas, la Chine multiplierait les investissements économiques dans les infrastructures portuaires, renforçant ainsi son rayonnement sur le Sénégal sans pour autant recourir à une présence militaire directe.
Si l’un de ces scénarii était adopté, l’extension de la présence chinoise dans l’Atlantique, marquerait un tournant décisif dans la répartition du pouvoir maritime mondial. La Chine, par ses investissements et sa stratégie de projection militaire, cherche à contester la domination occidentale sur les routes commerciales mondiales.
Dans un scénario où un conflit éclaterait entre la Chine et Taïwan, et où la France se rangerait du côté de Taïwan, la situation pour les nations européennes, y compris la France, deviendrait particulièrement complexe. En réponse à une telle opposition, la Chine pourrait utiliser sa position dominante dans les voies maritimes mondiales pour perturber les chaînes d’approvisionnement cruciales, notamment celles reliant l’Australie à l’Europe. Cela aurait des conséquences profondes pour la France, qui, en tant qu’acteur majeur de l’Union européenne, est fortement dépendante des matières premières provenant de cette région.
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À SUIVRE : PARTIE 2/2
L’enjeu des voies maritimes et la Chine comme « porte-fer » géopolitique
(Chapitre VI et suivants)
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