Tribune Libre
Internet et démocratie : le laboratoire politique
et sociétal des révolutions arabes
À la lecture des événements récents et en cours dans les pays arabes, Vincent Wallaert, Mathilde Dioudonnat et Audrey Séon, jeunes Chargés d’étude à l’Institut de la Méditerranée de Marseille, analysent ici le rôle qu’a joué l’Internet, et notamment Tweetter et Facebook, dans les insurrections populaires. Faisant la part de la novation et de la tradition dans le déroulé des événements, ils mettent aussi en garde sur d’éventuelles attentes excessives sur l’apport des TIC dans le processus d’élaboration de la démocratie…
Image ci-dessus : © LeJMED.fr
Tribune libre - Titre original :
Internet : Une nouvelle ère
pour les révolutions populaires ?
Le renversement des régimes tunisien et égyptien et les manifestations qui se poursuivent dans d’autres pays arabes témoignent d’une alliance nouvelle entre un mode de contestation ancien et largement éprouvé allié à de nouvelles technologies de communication qui ont imprimé leur marque à ces mouvements.
Les événements actuels démontrent en effet que les défilés de rues continuent de faire trembler les dictateurs et constituent toujours une arme décisive pour mettre à bas un régime autoritaire. Cette forme de mobilisation s’inscrit dans la lignée d’une « tradition révolutionnaire » remontant, au moins, à la Révolution Française. Aux XIXe et XXe siècles, d’authentiques insurrections populaires, sans dirigeant ou parti politique identifié, fruits d’une exaspération sociale portée par la faim, le manque de liberté, l’oppression, ont débouché sur des renversements de régimes (avènement de la IIe République en France en 1848, chute du Mur de Berlin en 1989 puis du bloc soviétique…) ou ont échoué, comme ce fut le cas en Hongrie en 1956.
Aujourd’hui, à travers les mobilisations des populations des pays arabes, c’est également l’imagerie des moments de liesse populaire ayant accompagné les indépendances qui est réactivée, notamment autour du symbole du drapeau.
Or, de nombreux commentateurs des événements et les manifestants eux-mêmes mettent en exergue aujourd’hui le rôle mobilisateur des réseaux sociaux et d’Internet.
Pour beaucoup, Internet a contribué à donner aux mouvements la soudaineté et l’ampleur qui ont surpris le monde entier. Ces insurrections auraient-elles été possibles sans les moyens offerts aujourd’hui par les nouvelles technologies ? Internet est-il en train de révolutionner l’action politique ? À la lecture des événements récents et en cours dans les pays arabes, il est légitime de se poser la question.
Ce qui est certain, c’est qu’Internet et les réseaux sociaux qu’il abrite – Facebook, Twitter – sont de formidables vecteur de communication, et donc de mobilisation. Par leur instantanéité et par la diversité de points de vue offerts en image, ces moyens de communication ont permis à la révolte de prendre corps et d’essaimer : c’est notamment la diffusion de vidéos de passages à tabac de manifestants par les forces de police qui a touché et contribué à la mobilisation des Tunisiens.
Internet permet d’abord un accès quasi instantané à des informations que le pouvoir en place aurait voulu cacher, ce qu’il peut faire avec les médias traditionnels, qu’il contrôle dans des pays où la liberté de la presse est réduite à sa portion congrue. Internet facilite aussi l’organisation des manifestations, permet de communiquer rapidement à l’ensemble de sa « communauté » les lieux et heures de ralliement. Le bouche-à-oreille fait ensuite le reste.
Sans vouloir surestimer l’impact direct d’Internet au point de déprécier l’abnégation des personnes qui ont conduit à la chute des régimes de Ben Ali et Moubarak, il est indéniable que l’effervescence créée sur la Toile, dans des forums de discussions (où les pseudonymes sont un gage de liberté d’expression) et sur les réseaux sociaux a effectivement réussi à gagner le « non virtuel ».
Les proxys ont permis de contourner la censure sur le Net
Internet est un outil de communication plus difficile à censurer et à filtrer que les autres supports de médias, facilement contrôlés par le pouvoir. Radio Kalima, interdite par les autorités tunisiennes trois jours après sa création en janvier 2009, a pourtant continué à diffuser ses trois heures de programme quotidiennes en boucle sur son site Internet, et une heure par semaine en direct sur Radio Galère à Marseille.
Cette radio, qui dénonçait la corruption, la répression et la torture mises en place par le régime tunisien, et témoignait des difficultés socio-économiques de la population, a donc subsisté grâce à Internet et ses auditeurs, qui contournaient la censure grâce aux proxys par exemple. Les proxys, qui permettent de se connecter en passant par l’étranger, sont l’une des méthodes pour déjouer la censure.
Il existe d’autres solutions, plus efficaces, comme le SSHTunneling, un système de cryptage, ou Tor. Ces méthodes ne sont pas infaillibles, puisque l’État égyptien a réussi à couper Internet dans tout le pays pendant cinq jours, après avoir effectué des blocages ponctuels sur Twitter et Facebook. Cela montre qu’aucun système n’est absolument invincible et ne peut échapper à l’emprise d’un régime autocratique, mais c’est aussi la preuve que les autorités égyptiennes voyaient Internet comme une menace pour le régime et sa coupure comme pouvant arrêter la source d’alimentation de la mobilisation populaire.
Un moyen de pression sur les dirigeants
Au-delà même de la mobilisation interne aux pays du monde arabe, Internet a permis une plus grande visibilité internationale des événements en cours et des exactions commises sur les habitants, suscitant un grand émoi et une mobilisation au sein des populations, immigrées et non immigrées, qui pèsent sur les décisions de leurs politiques. Internet, indirectement, offre ainsi peut-être à la communauté internationale un nouveau moyen de pression sur les dirigeants pour exiger des changements de régimes.
Il participe également à la reconfiguration en cours depuis plusieurs années du paysage médiatique international. Il est ainsi intéressant de voir qu’Al-Jazeera a délibérément fait le choix de diffuser les vidéos amateurs disponibles sur Internet. Il s’agit d’un parti pris éditorial audacieux ou plus largement de la confirmation d’une transformation profonde du journalisme qui intègre de plus en plus les principes collaboratifs du Web 2.0 et la circulation de l’information en temps réel, au détriment peut-être de l’analyse journalistique.
Internet et l’élaboration de la démocratie
Internet joue un vrai rôle dans les manifestations populaires qui sont en cours dans les pays arabes. Pour autant, il ne faut pas surestimer leur importance : les insurrections, on l’a vu, n’ont pas attendu l’ère des nouvelles technologies pour exister. Par ailleurs, l’exemple de l’Iran en 2009 a bien montré que l’extraordinaire mobilisation des Iraniens largement aidée par les réseaux sociaux, et en particulier Twitter, ne conduit pas nécessairement à une réussite et à un changement de régime. En outre, si Internet permet à la mobilisation politique de naître et de s’organiser, il n’en reste pas moins que l’action politique sur le long terme relève d’abord et avant tout d’engagements citoyens divers.
Internet a contribué à la chute de régimes autoritaires en Tunisie et en Égypte. Mais attention, à elles seules les technologies de l’information ne garantissent en rien l’avènement de régimes démocratiques dans ces deux pays. La démocratie résulte avant tout d’une culture démocratique partagée et active sur le long terme ainsi que de la constitution d’un véritable espace public et politique.
De ce point de vue, Internet s’avère un outil à double tranchant : formidable catalyseur des mobilisations, son développement n’a-t-il pas accompagné un mouvement de dépolitisation des populations, toutes classes sociales confondues, et de rétrécissement de l’espace public ?
Les révolutions arabes sont à cet égard un laboratoire politique et sociétal dont les enseignements concernent toutes les sociétés, aussi bien celles du Sud que celles du Nord.
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