Innovations frugales, ethos, management… : comment l’Afrique devient le laboratoire du monde de demain, un ouvrage de Soufyane FRIMOUSSE
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Au niveau managérial, les entreprises africaines sont souvent citées comme des exemples à ne pas suivre. Dans une grande partie de la littérature managériale, les méthodes et les pratiques issues du continent africain sont ignorées ou considérées comme archaïques ou folkloriques. De ces transcriptions, apparaît ainsi une Afrique condamnée à la marginalisation. Notre travail s’oppose à cette vision réductrice et pense que les innovations africaines qui ont émergé ces dix dernières années, sont en lien direct avec un modèle managérial qui répond parfaitement à l’ère du digital.
Notre travail se donne pour ambition de saisir et décrire les dispositifs et les processus qui permettent de réussir les transformations et favoriser les comportements innovants et agiles susceptibles de créer de la valeur au sein des entreprises et leurs parties prenantes tout en améliorant leur compétitivité. Ces avancées sont également potentiellement utiles et riches d’enseignement pour les organisations et les recherches non-africaines.
Les organisations africaines et méditerranéennes ont beaucoup de similitudes avec leurs homologues internationales mais elles ont quelques caractéristiques.
Notre travail s’efforce d’en présenter les principales en insistant sur le modèle d’innovation et de management (organisation, culture…).
« L’Afrique a le Jugaad dans son ADN »
L’Afrique est un réservoir d’innovations technologiques, managériales et sociétales. En Afrique, la technologie n’est pas un gadget. Elle répond à des nécessités vitales. On y rencontre le Jugaad, cet art de la débrouille propre aux pays émergent dont l’indien Navi Radjou s’est fait le gourou. L’Afrique a le Jugaad dans son ADN, avec un fonctionnement très collectif et l’art de faire plus avec moins.
Les innovations sont enracinées dans des territoires. En Afrique, les utilisateurs détournent des offres, les redéfinissent et les consomment à leur manière. S’adapter, reformuler, réactualiser, écouter les besoins, appréhender les consommations, comprendre les habitudes, circonscrire les volontés insoupçonnées… ce sont des principes pour vivre et exister en Afrique. Il est très difficile de planifier et de prédire en Afrique. La plupart des bureaux d’études et de conseils pour les planifications et la prospective produisent des études sur l’Afrique. Mais, au lendemain de la publication de leurs études et enquêtes, les besoins des Africains ont entre-temps évolué ! Cet effet tunnel… a un coût. D’où l’intérêt de l’expérimentation avec des démarches et des initiatives frugales.
Certaines entreprises en Afrique sont autre chose qu’une espèce de clone américain ou européen. Elles n’empruntent pas les sentiers indiqués, mais marchent prestement sur les chemins qu’elles ont choisis. Elles démontrent que l’Afrique peut avoir droit au développement sans passer au préalable par une phase d’industrialisation lourde. Elles soulignent que les Africains sont capables d’être agiles pour répondre aux défis qui leur sont imposés. Ce qui est considéré comme un acquis donné en Europe ou aux États-Unis n’existe pas pour l’Afrique ou alors de façon très problématique : électricité, transports, éducation, santé, sécurité.
En accédant aux réseaux 4G et aux services numériques, certaines entreprises montrent qu’elles réalisent un « leapfrog » (saut de grenouille), effaçant les soixante ans de technologie de télécommunication à base de fils en cuivre. En fait, elles accèdent directement aux dernières technologies sans avoir à passer par les étapes intermédiaires franchissant en une seule fois plusieurs paliers de développement. L’exemple de M-pesa est sidérant. Aucune banque au monde n’a jamais réussi à bancariser vingt-deux millions d’individus, soit 50 % du Kenya, en moins de huit ans.
Le Jugaad, le leapfrog sont quelques-unes des dimensions identifiées et explorées dans notre ouvrage. Ajoutons également l’innovation frugale, l’éthos méditerranéen et l’enracinement dynamique… Ces dimensions expliquent certainement pourquoi de multiples innovations venues d’Afrique commencent à s’exporter à l’international participant au début de la globalisation de l’Afrique.
Une économie de la relation
Ces tendances indiquent que les bonnes pratiques managériales et modèles d’innovation viennent également du Sud et non plus exclusivement de la côte est des États-Unis. Comprendre ces dynamiques revêt un intérêt majeur au niveau théorique et pratique à l’heure où de nombreuses entreprises s’efforcent de saisir les opportunités de croissance proposée en Afrique. Ces success story made in Afrique ne sont-elles pas en train de dessiner les contours du nouveau modèle de management et d’innovation des entreprises à l’ère digitale ?
L’Afrique est un laboratoire d’innovations managériales et sociétales fait d’arrangements pragmatiques en prise avec des valeurs groupales (tribu, clan…). Les cultures d’entreprises ressortent d’une économie de la relation qui complète et se différencie de l’économie pure de la transaction fondée sur les principes marchands.
Le management ne peut plus se reconnaître uniquement dans la vitesse de production, le gain, le profit, la servitude à l’argent. La loi du « toujours plus » et le désir de posséder ne peuvent se poursuivre éternellement. La conception classique du management use et abuse de l’humain. Il semble donc nécessaire de compléter le modèle de management traditionnel et dominant. Dans cette perspective, les Afriques offrent un cadre d’analyse intéressant.
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* « Innovation(s) et agilité à l’ère du digital : Afrique, laboratoire(s) du monde de demain ». Par Soufyane Frimousse. Éditions ISTE. Parution : janvier 2019.
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