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Entre fierté et amertume sept ans après sa révolution, « la Tunisie a besoin d’un choc positif » (Radhi Meddeb)

19 janvier 2018
Entre fierté et amertume sept ans après sa révolution, « la Tunisie a besoin d'un choc positif » (Radhi Meddeb)
S’il est admis que la Tunisie a réussi sa transition démocratique, notamment en établissant une nouvelle constitution et des élections libres, la transition économique est en revanche un réel échec. Un fiasco qui confine au risque de « clochardisation du pays », sauf à agir très vite pour redresser l’économie. Analyse et propositions…

Une tribune libre de Radhi Meddeb
Économiste, PDG du Groupe Comète ingénierie
Président-fondateur de l’association Action et développement solidaire (ADS, Tunisie)

La Tunisie a commémoré dimanche 14 janvier sept ans de changement de régime. L’euphorie des premières semaines, des premiers mois est retombée depuis longtemps. Elle a laissé la place, depuis, à un sentiment de devoir accompli en matière de transition politique avec l’adoption d’une nouvelle constitution, certes enfantée dans la douleur, mais néanmoins consensuelle, grâce à l’implication active du Quartet dans le processus du dialogue qui nous a valu le Nobel de la Paix.
Ce sentiment est conforté par un autre qui n’en constitue pas moins un sujet de fierté, celui de la mise en place de la Seconde République avec des élections présidentielle et législatives transparentes et démocratiques.

Ces sujets de fierté de la classe politique sont contrebalancés au niveau du pays profond par un goût amer, celui du travail inachevé quand il ne s’agit pas du détournement des exigences et des valeurs de la révolution.

Une dégradation économique et sociale

Les jeunes, les régions intérieures s’étaient levés un certain 17 décembre 2010 contre les discriminations, les inégalités, le chômage, l’absence de perspectives et d’opportunités économiques, exigeant plus de dignité. Ils avaient pactisé le 14 janvier 2011 avec les intellectuels et la classe moyenne des villes, à la recherche de plus de liberté.
Sept ans plus tard, ils ont l’impression d’avoir tiré les marrons du feu pour les seconds, d’avoir contribué à instaurer plus de libertés mais que leurs conditions économiques et sociales se sont sérieusement et, peut-être, durablement dégradées.
Je ne reviendrai pas sur la situation économique et financière du pays. Le diagnostic est fait et il est passablement partagé. La coupe est pleine. La messe est dite.

Majorités instables et tentation de régime présidentiel

En sept ans de transition, les gouvernements successifs (pas moins de dix..!) ont cassé toutes les tirelires héritées du passé, plongeant les finances publiques dans une crise structurelle profonde et durable.
La gestion populiste et brouillonne des affaires publiques a favorisé le traitement conjoncturel et prétendument social à celui structurel et économique, privilégié le court terme, hypothéquant l’avenir du pays.
Le régime politique retenu par les constituants ne permet pas de dégager des majorités stables. Il impose des alliances pouvant être contre nature et de ce fait, tétanise les acteurs au pouvoir et empêche de prendre toutes décisions courageuses quand la gestion des carrières personnelles vient polluer celle des affaires publiques.

Nous sommes aujourd’hui face à un régime politique à l’image d’un attelage baroque qui intègre les novations de la Constitution mais s’accroche aux usages du passé. Une partie de la classe politique, nostalgique des « performances » de l’ancien régime, de ses méthodes et de ses hommes, refuse de donner à la nouvelle architecture institutionnelle ses chances de fonctionner avant même que ses fondements n’aient été rendus opérationnels ou même créés, comme cela est le cas de la Cour Constitutionnelle ou des différentes instances dites indépendantes

Le paradoxe est que le Président de la République est la seule personnalité politique élue au suffrage universel et représente à ce titre la légitimité populaire, alors que la Constitution lui octroie théoriquement des pouvoirs limités. La tentation du régime présidentiel est dès lors forte face aux blocages institutionnels actuels.

Quand la recherche du consensus affaiblit la démocratie…

Le consensus, cette fausse bonne idée, inventée en marge d’une rencontre à Paris, a donné l’illusion de fonctionner en matière politique en différant le règlement des différends. Elle n’a malheureusement aucune chance de pouvoir fonctionner en matière économique.

L’économie traite des modalités de création et de répartition des richesses et, sauf improbable miracle, il ne saurait y avoir de consensus en matière de partage de la rente.
L’économie et encore moins les réformes économiques, ne sont en aucun cas techniques, mais des choix et des arbitrages au service de projets politiques.
La recherche effrénée de consensus en toutes circonstances affaiblit la démocratie en niant les différences entre projets politiques, visions sociétales, faisant fi du choix des électeurs. Elle occulte les conflits au lieu de les traiter pour les résoudre et les dépasser. Elle renvoie, à un avenir hypothétique, les règlements, les rendant plus compliqués et plus coûteux.
Ce dont le pays a besoin c’est bien plus de modalités de coexistence pacifique dans la diversité des opinions et des convictions que de consensus mou qui nous plonge dans l’immobilisme et la léthargie.

Nous sommes aujourd’hui face à deux logiques qui se tournent le dos : libéralisme de rente et socialisme étatique. Elles n’ont en commun que la défense des acquis des uns et la préservation des privilèges des autres.
L’absence de décisions et de réformes diffère certes "les douleurs" qui nous avaient été promises, mais sanctifie les rigidités et les dysfonctionnements, entretient les gaspillages et les déficits et complique la sortie de la crise, comme si le pays n’était pas assez en difficulté pour devoir réformer.

Trois exigences fortes et incontournables

Et pourtant, la libération de la voix, mais aussi l’élargissement des inégalités et l’approfondissement de la crise économique et sociale nous mettent face à trois exigences fortes et incontournables : d’abord, la nécessaire modernisation du pays, ensuite, l’inéluctable insertion de notre économie dans une globalisation que nous devons maîtriser et enfin, l’obligatoire cohésion sociale.

Cela passera par une plus grande ouverture économique et culturelle, voulue et assumée, démantelant les situations de rente, libérant les énergies, donnant une prime à l’entrepreneuriat, à l’innovation et à la compétence et favorisant l’éclosion des talents en leur donnant leur chance de s’exprimer et de s’épanouir.
Cela passera également par une réforme en profondeur de l’administration, un dépoussiérage conséquent de l’ensemble de notre arsenal juridique et réglementaire pour sa mise en conformité avec les acquis de la constitution et au diapason des meilleures pratiques internationales.
Cela passera aussi par la réforme de l’éducation afin d’en aligner les curricula et les méthodes avec ceux des pays les plus performants.

Le besoin d’un choc positif

Les anachronismes sont multiples et les rigidités sont légion. Il est urgent de secouer le cocotier. Le pays ne peut pas continuer à être géré en matière de commerce par des textes datant du début des années soixante, en déconnexion totale avec les évolutions planétaires, l’ouverture actuelle du pays, le retrait de l’État des activités commerciales et la constitution d’un tissu économique privé sans rapport avec le désert des lendemains de l’indépendance.
Il ne peut pas non plus prétendre bénéficier des produits et des services de la modernité et tourner délibérément le dos à des opérateurs majeurs comme : PayPal, Amazon, Rbnb, Uber…

Nous ne pourrons pas non plus continuer à subir le cloisonnement administratif et anachronique de l’économie : commerce/industrie, import/export, local/offshore, résident/non résident, autant de cases qui ont été créées par des approches technocratiques, obsolètes et sans rapport avec la réalité de la pratique des affaires.

La gestion administrative du change aboutit aujourd’hui à une gestion de la misère sans discernement, pénalisant les opérateurs les plus dynamiques et préservant des rentes de situation de certains dont le bilan des activités en devises se limite à la seule ligne de leurs importations.

Le pays a besoin d’un choc positif qui le projette, dans une démarche solidaire et responsable, dans la modernité et la performance et recrée les conditions de la confiance. Il a besoin pour cela d’une vision forte et ambitieuse et d’une volonté inébranlable capable d’imprimer des ruptures majeures. Cela nécessitera la mobilisation des composantes les plus dynamiques de la société : les jeunes, la gente féminine, la société civile, les régions intérieures, la classe moyenne, l’administration, les entrepreneurs et les partenaires sociaux.

« Il ne serait pas trop tôt de se mettre enfin à la tâche ! »

Certaines expériences internationales récentes montrent que la seule cohérence du discours et la clairvoyance et l’ambition de la démarche affichée sont en mesure de mobiliser des pays réputés irréformables et de leur faire retrouver le chemin de la croissance. Bien sûr, il ne s’agira nullement de s’arrêter aux discours mais de passer aux actes avec force et abnégation.

Tout retard dans le redressement du pays se paiera cher : en termes financiers par la dévaluation du dinar et l’approfondissement de notre endettement, en termes économiques par la clochardisation du pays, en termes sociaux par la marginalisation de franges importantes de la population et la dislocation du lien social et enfin en termes politiques par une remise en cause du processus démocratique et un assujettissement grandissant du pays à ses créanciers étrangers.
Sept ans après la Révolution, il ne serait pas trop tôt pour, enfin, s’atteler à la tâche… !

Radhi Meddeb
Tunis, le 10 Janvier 2018

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