Camel Zekri –
Dépositaire du Diwân de Biskra (Algérie), un musicien passeur entre deux mondes
Camel Zekri est un passeur entre Afrique et Europe. Héraut de la culture noire au cœur du monde arabe et des hybridations entre les mondes méditerranéens, il rassemble les morceaux épars d’un « butin de guerre » musical et contribue à les rendre audibles aux publics des deux rives… tout en refusant « la place communautaire pour nous placer dans une dimension universelle » dit-il. Portrait en forme d’entrevue, à Grenoble, à l’occasion du festival 2011 « Les Détours de Babel ».
Photo ci-dessus : Crossroad, Camel Zekri © Pequin
Camel Zekri est un homme qui réunit deux mondes : l’Europe, où il est né et a grandi – et où il a appris la musique dans un double cursus autodidacte et classique –, et l’Afrique, dont il a hérité par son grand-père maternel le cérémonial gnawa du Diwan de Biskra (la grande palmeraie située à la porte du Sahara algérien).
Né à Paris en 1962, Camel Zekri est un compositeur multi-instumentriste : il joue de la guitare, du oud (luth) et travaille sur ordinateur. 1er prix de guitare classique du Conservatoire municipal de la ville, il a également obtenu une licence de musicologie à l’Université de Paris 4 avant d’effectuer un stage à l’Ircam (où enseigne Pierre Boulez). Après avoir pratiqué pendant dix ans les musiques des Caraïbes (il enregistre notamment avec Dédé Saint-Prix), ce familier des croisements entre musiques électroniques et traditionnelles, s’engage dans la préservation de la pratique de la tradition du Diwân à Biskra, dans un contexte de modernité.
Camel Zekri nous raconte ici sa trajectoire et sa manière de faire vivre ensemble tradition et improvisation, lui qui cherche à allier son « butin de guerre » à son héritage familial, avec une vision politique des relations poétiques, humaines et musicales entre le Nord et le Sud…
Camel Zekri – De ma naissance jusqu’à mes 18 ans, chaque été, j’allais en Algérie et c’est à Biskra que pour la première fois, j’ai entendu de la musique, vu de la danse, écouté des chants et surtout ressenti de fortes émotions dans le tourbillon vibratoire qu’est le diwân (mot arabe signifiant assemblée). En somme, j’ai reçu l’essentiel de la transmission du patrimoine familial parce je descends moi-même d’une famille de musiciens traditionnels, et dont Diwân de Biskra représente le patrimoine artistique.
Nadia Bendjilali – Mais, qu’est ce que le « Diwân de Biskra « ?
Camel Zekri – Il appartient à la grande tradition des cérémonials Gnawas du sud algérien et a son équivalent au Maroc avec les Gnawaet, en Tunisie avec les cérémonies Stâmbali. C’est un cérémonial fondé sur sept rythmes, sept danses, sept types d’encens, sept couleurs de robes… C’est avec la musique, les chants, la danse, qui mêlent sacré et profane, que s’accomplit l’ascension vers le monde des esprits. Le Diwân de Biskra, au fil des années et des mélanges de populations nomades arabes, berbères et noires sédentarisées dans cette zone, est devenu très métissé, le creuset d’une rencontre fraternelle entre l’Afrique noire et l’Afrique blanche.
Mais, dans ma jeunesse, je ne me suis posé aucune question sur cette tradition musicale et ce jusqu’à mes 22 ou 23 ans. J’avais en somme comme deux vies parallèles : ma vie quand j’étais à Biskra, et ma vie à Paris.
Nadia Bendjilali – Et comment s’est déclenché le processus de « synthèse » ente vos deux mondes ?
Camel Zekri – Un jour, alors que j’étais engagé dans une vie de musicien, en cours d’enregistrement, j’ai eu besoin de changer de technique à la guitare : j’ai abandonné le médiator et je me suis mis à pincer les cordes avec la main droite. Cela a résolu beaucoup de choses en moi, mon corps s’appropriant de manière singulière et avec une facilité tout à fait déconcertante mon instrument, la guitare. Je venais de découvrir que le geste musical qui sortait de mes mains était très proche du geste du guembri, qui est un des instruments traditionnels qui se joue chez moi, et donc que tout naturellement je reproduisais à la guitare. Les mondes que je séparais devenaient par ce geste une seule chose.
Plutôt que d’aller contre ma nature profonde, j’ai choisi de réunir ces deux mondes.
Nadia Bendjilali – Et vous avez alors pris plusieurs initiatives, notamment la création du Festival de l’Eau…
Camel Zekri – Oui, je me suis engagé dans une aventure qui dure depuis plus de vingt ans : d’une part j’ai suivi l’enseignement du maâlem Hamma Moussa et j’ai repris la direction du diwân, à la suite de mon grand-père maternel, et j’ai notamment fait enregistrer un album au Diwân de Biskra (pour Ocora/Radio France, en 1993) afin de conserver dans leur intégralité les deux cérémonies traditionnelles, l’une diurne, l’autre nocturne.
D’autre part, j’ai créé le Festival de l’Eau. L’idée était de trouver une forme actuelle du Diwân, de l’assemblée, du partage : il s’agissait d’opérer en douceur la réunion de ces mondes. J’invitais les gens du Nord et ceux du Sud, avec comme mode de rencontre l’improvisation. Un espace de liberté et de reconnaissance mutuelle, où chacune des parties a un apport égal puisque chacun est créateur de la même pièce que l’on partage.
En 1996, donc, des artistes (musiciens, cinéastes, photographes, écrivains...) issus de diverses origines géographiques ont descendu le fleuve Niger en pirogues. Le soir, ils s’arrêtaient dans les villages, campaient sur place et présentaient leur travail. De ce voyage sont nées de belles rencontres. Cinq éditions de ce festival ont vu le jour au gré de mes rencontres, dont la traversée du fleuve Mouhoun de Centre Afrique en 2000, ou encore celle du fleuve Sénégal en 2004. Et lors du « Retour du fleuve » certains de ces musiciens -aussi bien ceux qui étaient partis que ceux croisés sur place- se sont retrouvés sur des scènes en France.
Nadia Bendjilali – 1996 est donc une année-clé dans vote trajectoire…
Camel Zekri – En effet, car c’est aussi l’année où le Diwân de Biskra est sorti pour la première fois de son histoire de Biskra, et où un ensemble de musique gnawa d’Algérie a joué en France, pour deux concerts à l’Institut du Monde Arabe, à Paris. Depuis, dans nos concerts à l’étranger, nous présentons le travail de recherche et de modernisation de notre répertoire. J’ai notamment introduit la guitare dans le répertoire gnawa. Le Diwân de Biskra est plus qu’un groupe, car en fait je joue avec mes cousins et nous sommes engagés ensemble dans un travail de sauvegarde des patrimoines hérités de nos parents, de création et de renouvellement dans la tradition. Nous affinons notre facture instrumentale traditionnelle dans la cohésion, et nous avançons dans la rencontre avec d’autres artistes.
Nadia Bendjilali – Au rang de ces rencontres, Crossroad est la dernière création, initiée par le Centre International des Musiques Nomades, entre électro-jazz et musiques sahariennes, et que nous avons découverte le 8 avril dernier : une création-rencontre entre le trompettiste Jon Hassel, les machines de Jan Bang et l’ensemble du Diwân de Biskra, donnée pour la première fois, en spectacle d’ouverture des Détours de Babel. En quoi cette rencontre nourrit-elle le Diwân de Biskra ?
Camel Zekri – L’enjeu pour nous était de nous retrouver, à la croisée des chemins, sur le son. Pour nous, ce qui importe dans cette rencontre c’est qu’elle nous a permis de produire de nouvelles sonorités, et ce gain est un acquis pour nous. Le Diwân de Biskra a, pour cette rencontre, déstructuré ses musiques traditionnelles : cela nous a coûté en termes de concentration et de recherche, mais cela nous a permis de sortir de cette rencontre avec un nouveau son.
Parce que nous avons fait ce travail sur nos racines, sur notre patrimoine, nous sommes en capacité de nourrir nos branches et d’aller toucher d’autres arbres.
La rencontre avec Jon Hassel s’inscrit dans cette dimension-là. Nous défrichons ce nouveau rapport entre musiciens du Sud et du Nord : nous n’avons plus à nous justifier de rien, nous pouvons prendre, nous avons envie de prendre et nous le revendiquons. Nous refusons la place communautaire pour nous placer dans une dimension universelle. Et nous espérons que ce projet à dimension planétaire trouve un prolongement dans un disque pour diffuser cette idée que la rencontre est nourricière pour chacune des parties.
Nadia Bendjilali – Votre actualité : à Biskra et en production musicale ?
Camel Zekri – Depuis 1993, aucun autre disque du Diwân de Biskra n’est sorti. Je réserve cela pour 2012, pour les 50 ans d’indépendance de l’Algérie, via mon label, Aakia. Et nous créons actuellement un Centre musical au centre de la palmeraie. Nous avons choisi une autre voie que celle des gnawas marocains en organisant un festival à Biskra, parce qu’on n’a pas l’impression de les voir valorisés, mais il nous semble que c’est plus un rapport de prétexte où la culture gnawa se dilue.
L’idée pour nous est de confronter nos traditions aux pays alentour et d’accueillir des musiciens parce que Biskra se trouve à deux heures de Paris comme de Niamey, que les problèmes de visas et les coûts de production pour venir en Algérie sont moindres. Cela permet d’ancrer l’activité du diwân dans son territoire et de développer des activités associées (cuisine, facture instrumentale etc).
Nadia Bendjilali – Un mot de conclusion ?
Camel Zekri – Je raconte tout simplement mon histoire. J’ai deux cultures et c’est de cette façon que ça ressort dans ma vie, dans mon instrument, dans ce que je fais, dans les rencontres que j’essaye de provoquer. Et pour moi, le Diwân de Biskra est plus qu’un groupe, c’est d’abord une famille. Cela nous confère une carte de confiance qui nous permet d’aborder des rencontres inédites. Et en toute humilité, je suis le garant du propos de ces rencontres, je veille à que rien d’essentiel ne soit transgressé. Il m’importe de resteer dans un cadre à dimension humaine. Simplement humaine.
Propos recueillis par Nadia BENDJILALI
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En savoir plus :
– Sur Crossroad : site Les détours de Babel et vidéo Mondomix
– Sur le Diwân de Biskra