Denis DESCHAMPS (Asom) : « Savoir appréhender l’Intelligence des contextes pour investir et entreprendre en Afrique » (2/2)
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Une contribution de Denis DESCHAMPS,
Membre de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer
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Les trois points principaux de risque systémique qui concernent particulièrement le continent africain sont la durabilité, la fraude, l’information.
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1 - La Durabilité, notion
nouvelle en Afrique
La durabilité sous-tend l’idée que les relations doivent être pérennes, entre organisations ou entre personnes responsables, particulièrement au regard de l’environnement, du respect de la biodiversité et de l’éthique.
En d’autres termes, il s’agit d’intégrer et d’atteindre les Objectifs du développement durable – il y a 17 ODD, qui sont fondés sur les 3 dimensions du développement durable : environnement, social et économique – de l’agenda 2030 (celui-ci comporte 5 piliers : planète, population, prospérité, paix et partenariats) en renforçant leurs liens avec la mise en œuvre de la Responsabilité sociétale (RS des organisations / entreprises).
Tout cela est certes de bon sens, mais c’est sans doute encore un peu complexe pour qui – en France comme dans les autres pays dits « développés » – n’est pas déjà versé dans cette matière du développement durable, surtout quand on vient y ajouter d’autres outils techniques et rébarbatifs comme la directive CSRD et les critères ESG.
Aussi, ne serait-ce qu’en comparaison avec l’Europe, cette notion de durabilité est somme toute relativement nouvelle en Afrique, où les mentalités doivent encore très largement évoluer par rapport à des questions sociétales et environnementales qui impliquent notamment un surcroît de transparence, d’adaptabilité et de participation / coopération pour le développement local / global…
Or, même si des progrès sont en cours, y compris en termes de réglementation, le continent africain – dans sa globalité – n’est pas parvenu à ce « nouveau modèle économique » que certains particulièrement malintentionnés qualifient d’ailleurs de « colonialisme vert ».
Pourtant, on soulignera qu’il s’agit bien là d’une approche absolument pertinente, en particulier pour les entreprises africaines qui peuvent ainsi mieux apprécier les enjeux, risques, opportunités et bénéfices qu’elles endurent / engrangent grâce à leur démarche de croissance responsable et durable, en particulier à l’export où elles veulent conclure des partenariats harmonieux et équilibrés avec des opérateurs européens.
Pour que l’état d’esprit des opérateurs africains soit mieux orienté vers le souci de préservation de l’intérêt commun de la planète, il convient donc d’organiser des actions de formation en direction des gouvernances d’entreprises ou organisations, pour parvenir à une amélioration d’ensemble du climat des affaires sur le continent, ainsi qu’à la responsabilité et la durabilité de chacun des opérateurs économiques qui sont présents.
Grâce à ces actions de formation, les gouvernances d’entreprises ou organisations africaines pourront en effet se doter d’un outil de pilotage conduisant à un plan stratégique de croissance intégrant les ODD, avec un véritable « sens » donné aux actions qui seront menées. Aussi, grâce à la démarche engagée, elles pourront accroître leur influence, suivant un modèle francophone distinct de l’approche anglo-saxonne ou de nouveaux acteurs concurrents comme la Chine, l’Inde et la Turquie.
On peut alors légitimement penser que les entreprises françaises et européennes devraient elles aussi plus s’impliquer (avec, si possible, le soutien de l’Agence française de développement (AFD) et/ou de la Commission européenne) pour constituer de véritables modèles à l’égard d’opérateurs africains qui ont encore des marges de progression très importantes à exploiter par rapport à la circularité et à l’éthique.
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2 - La Fraude, un risque
polymorphe
La fraude en Afrique est imputable à un climat des affaires peu propice à l’entrepreneuriat, puisque chacun sait que la règle (règle du marché ou de la concurrence) n’est pas appliquée ou bien de manière hautement différenciée suivant les situations de chacun. En l’absence d’Isonomie, on ne peut alors faire confiance à rien ni à personne, sous peine d’être possiblement impliqué dans une fraude ou bien pire…
En raison de tels comportements déviants et répréhensibles de certaines gouvernances africaines au regard de l’éthique des affaires, on peut comprendre que des entreprises étrangères ne veulent pas s’engager sur le continent, alors même qu’elles sont elles-mêmes soumises à des exigences de transparence et d’éthique. Aussi, outre l’aspect pénal de la conformité (compliance), ces entreprises européennes doivent certainement craindre une possible perte d’image et de réputation, y compris vis-à-vis de leur propre personnel.
La lutte contre la corruption en Afrique est un combat de longue haleine, et tant que cela ne sera pas mené à bien et partout en Afrique, les règles du marché et de la concurrence seront à ce point faussées (accès difficile / impossible à certains marchés) que l’investissement privé ne pourra pas se faire et que le développement économique sera toujours en devenir.
Pour que les entreprises étrangères en Afrique ne soient pas exposées à ces comportements déviants et répréhensibles, il faut là encore assurer la formation des gouvernances d’entreprises ou organisations africaines, pour les faire évoluer vers une meilleure éthique des affaires, permettant notamment de conduire les partenaires commerciaux à respecter leurs engagements.
Aussi, s’agissant de partenariat entre opérateurs africains et européens, il convient de bien intégrer le fait que celui-ci doit reposer sur un juste équilibre entre les parties. Autrement dit, le jeu doit être effectivement considéré comme « gagnant – gagnant » (« je gagne – tu gagnes ») par les deux parties, y compris sous l’angle de la préoccupation climatique.
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3 - Pallier la carence de données
structurées d’information
L’Afrique est désormais bien présente dans le domaine du numérique avec 15 % des internautes (43 % de la population africaine étant désormais connectée à Internet, dont 85 % grâce au mobile) dans le monde (2/3 des africains ont ainsi aujourd’hui accès aux télécoms, contre 3 % en 2003), mais, comme l’Europe, elle subit la colonisation numérique poussée par les géants américains de l’Internet (Facebook / META…) et l’implantation quasi-obligée des Data centers en Amérique du Nord. Aussi, l’Afrique reste très inégalement connectée, compte tenu de la nécessité d’avoir recours / accès aux câbles sous-marins.
Contrairement à l’Europe (et surtout par rapport aux gouvernements russe et chinois), l’Afrique ne fait par ailleurs rien de cohérent et concerté pour monter son propre système d’information (augmentée ou non), en particulier sur son propre tissu économique. Certes, l’Intelligence artificielle peut être présentée comme une voie de développement, mais on oublie alors que le continent africain (et ses 2 000 langues répertoriées, sinon plus) est en quelque sorte oublié dans ce vaste dispositif qui, avec l’ordinateur quantique, est censé tirer l’humanité vers le plus haut.
Les investisseurs étrangers doivent alors faire face au grand vide de la connaissance du tissu économique des territoires africains, compte tenu de l’absence de véritables données structurées / objectives sur lesquelles il leur serait possible de capitaliser, ou au moins de données qualifiées sur les entreprises de tel ou tel pays visé sur le continent, en dehors de quelques grands agrégats économiques qui sont issus de travaux de la Banque mondiale ou autres. Ceux-ci sont le plus souvent élaborés – pour ne pas dire « forgés » – à partir de données pouvant être largement biaisées, comme le chiffre de la population, souvent gonflé pour pouvoir mieux parler aux bailleurs.
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L’enjeu de l’analyse
objective des marchés
À cet égard, il convient de rappeler tout d’abord que l’Afrique est un continent constitué de 54 États qui sont tous différents et qu’on ne saurait donc considérer dans leur globalité : Toute-Afrique ne veut pas dire Une-Afrique. Au-delà même du partage évident entre grandes régions linguistiques (Afrique francophone, anglophone, lusophone, arabophone, hispanophone, swahili…), le respect de la très grande diversité des situations, d’un pays à l’autre, chacun ayant ses rituels commerciaux et ses règles, doit en effet pouvoir aller de pair avec le fait de « manger dans la même assiette » que les africains, plutôt que de se confiner chacun de son côté dans de grands hôtels climatisés.
Ensuite, on doit souligner que le caractère encore très largement informel des économies africaines se traduit par une pratique fragile d’informations confiées de bouche à oreille, dans un environnement d’affaires toujours très évolutif, par des intermédiaires douteux, généralement peu fiables, le plus souvent sur le mode de la rumeur (« je connais… on dit que… »), par exemple sur des « champions cachés » ou des réseaux et partenaires à fort potentiel.
L’analyse objective des marchés africains est, de ce fait, une véritable gageure, au-delà même de la participation possible aux missions économiques et aux salons qui doivent aider l’entrepreneur européen qui veut un conseil avisé et /ou des compétences adaptées par rapport à son projet d’export.
Voilà sans doute le plus grand danger de l’Afrique, qui est indéniablement une zone à fort potentiel économique, mais dont les contours et paramètres restent souvent très incertains, d’autant qu’il n’y a généralement pas d’évaluation des exigences devant être prises en compte, ni d’analyse d’impact ou des expertises… C’est pourquoi, comme cela a déjà été souligné, il faut veiller à avoir autant que possible recours au réseau des Conseillers du commerce extérieur de la France (CCEF), dont la connaissance intime du contexte et du terrain peut aider, à défaut de pouvoir effectivement disposer de chiffres fiables.
Pour pallier cette absence de visibilité des économies africaines, il faudrait organiser leur information économique moyennant la constitution d’observatoires ayant plus particulièrement pour objet de rassembler et traiter les informations sur les entreprises (fichiers récupérés auprès des greffes de tribunaux de commerce ou d’autres sources publiques ou privées, comme celles des chambres de commerce et d’industrie…)
Au-delà, on peut sans doute imaginer un système d’information augmentée digne de ce nom, c’est-à-dire reposant sur :
> La constitution méthodique, dans chaque pays considéré, d’un fichier d’entreprises à la fois fiable et régulièrement mis à jour (à partir de l’optimisation des différents listings d’entreprises qui existent, comme ceux des greffes des tribunaux de commerce et des CCI), permettant une connaissance complète et opérationnelle du tissu économique local. À partir de cela, on pourra éventuellement envisager un annuaire d’entreprises en ligne, fondé sur des ressources techniques locales et pouvant constituer un moteur de recherche souverain pour chaque pays qui choisira alors de réduire sa dépendance numérique par rapport aux GAFAM, à la Chine ou à l’Inde.
> Avec, si possible, la réalisation, dans chacun de ces pays, d’une cartographie économique fondée sur ce fichier d’entreprises complet et permettant une localisation géographique à l’adresse des entreprises répertoriées, avec visualisation en mode Google Maps, via un outil logiciel, à la fois simple et robuste. Bien entendu, on n’oubliera pas que cela reste encore très difficile à envisager, compte tenu de la complexité de l’adressage en Afrique.
Enfin, pourquoi pas ne pas rêver d’avoir recours à l’intelligence mathématique pour élaborer des modèles économiques constitués à partir de jumeaux numériques ? Pourquoi ne pas rêver un peu, en effet… car l’Afrique le vaut bien.
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