Denis DESCHAMPS (Asom) : « Comment bien évaluer la prise de risque entrepreneurial en Afrique dans le nouveau contexte libertarien ? » (1/2)
.
Une contribution de Denis DESCHAMPS,
Membre de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer (Asom)
.
Désormais, les entrepreneurs doivent aussi intégrer les questions de géopolitique dans leur stratégie, de même que leurs conseils d’administration doivent normalement être devenus plus sensibles aux vulnérabilités qui peuvent peser sur les données (avec le recours à des outils numériques comme les boucles WhatsApp ou Teams, ainsi que le stockage des données sur le cloud et dans des knowledge centers basés aux États-Unis), le capital (avec des fonds de capital-risque étrangers qui investissent dans notre pays), les ressources humaines (avec le risque possible d’infiltration), l’approvisionnement (avec la dépendance par rapport à la supply-chain) ou encore la réputation de l’entreprise (avec des actions juridiques et des campagnes de communication malveillante).
S’agissant plus particulièrement de l’Afrique, on pourra ajouter à tout cela qu’il faut savoir faire preuve d’intelligence des contextes, car comme nous l’avons appris depuis les indépendances et plus encore durant la période récente, le rapport avec le continent africain doit nécessairement se faire dans une logique de partenariat, d’égal à égal, en prenant également en compte les spécificités de chaque pays et les intérêts de chacun des acteurs et opérateurs présents.
.
Une « diplomatie économique »
pâlotte face au tsunami libertarien
La diplomatie économique a été initiée en France en 2015 par Laurent Fabius, alors ministre des Affaires étrangères de la France. Dix ans après, le monde a indubitablement changé et cette belle ambition, même si elle demeure présente, paraît être devenue l’ombre d’elle-même… tout comme la Diplomatie dans son acception la plus noble semble désormais évanescente avec l’entrée en piste de Trump.2 en 2025.
Certes, sur le plan de coopération technique au service de l’humain, Expertise France peut se targuer de 350 projets menés dans 147 pays depuis sa création en 2015. Mais, dans le même temps, de nombreuses critiques sont formulées à l’encontre de l’Agence française de développement (AFD), qui est le groupe public auquel appartient Expertise France.
Pour répondre à ces critiques, une commission sur l’efficacité de l’aide publique au développement (APD) a bien évidemment été rapidement constituée sous l’autorité du Ministre délégué Thani Mohamed Soilihi, mais, dans le contexte actuel, comment sérieusement croire que « l’investissement solidaire international durable » (autrement dit, l’APD) porté par l’AFD échappera longtemps aux coupes budgétaires ?
S’agissant cette fois du soutien à l’internationalisation des entreprises françaises, les différents dispositifs de la Direction générale du Trésor (DGT), alliés à l’action de Business France et deBpifrance aboutissent à des résultats concrets et honorables. Mais on serait aussi tenté de dire que cela se passe sans doute ailleurs, malgré des outils toujours plus sophistiqués et pertinents, et la fusion volontariste des acteurs publics français de l’international au sein de la Team France Export (TFE).
Le MEDEF International et le réseau des CCEF – Conseillers du commerce extérieur de la France – jouent indéniablement leur rôle d’acteurs privés au service du privé qui veut s’exporter, mais on ne peut pas échapper à ce sentiment délétère que le compte n’y est pas, et que la France reste dans son travers historique de pays peu porté à l’international (en comparaison avec les Pays-Bas, pour ne prendre que cet exemple) depuis que le mercantilisme de Colbert a été laissé sur le bord de la route qui nous a menés tant bien que mal (compte tenu des soubresauts politiques du XIXe siècle) au développement industriel.
.
Intégrer l’Afrique
au commerce international
Certes, « le pire n’est pas toujours sûr », mais l’inquiétude est bien là, désormais aggravée par l’agenda libertarien du nouvel occupant de la Maison blanche, qui est uniquement voué aux intérêts états-uniens et pour qui l’Afrique n’existe pratiquement pas (pour ne pas citer ce qu’il a pu dire d’encore pire…)
Or, même si l’on sait pertinemment le poids minime de l’Afrique dans l’économie mondiale, chacun s’accorde à dire qu’il faut impérativement veiller à intégrer dans le commerce international les économies d’un continent en forte croissance démographique (et urbanistique), grâce à une meilleure intégration des entreprises africaines dans les chaînes de valeur globales (passant par un accroissement des échanges et également des possibilités d’exportation) et des partenariats renforcés avec des entreprises européennes et autres.
C’est d’ailleurs pourquoi les agences françaises de promotion des investissements et d’autres acteurs (publics et privés) compétents sur l’international, comme Business France (Ambition Africa) ou la DGT (Semaine de l’export), organisent des rencontres, conventions d’affaires entre entreprises africaines et européennes, entre acteurs publics et privés des deux continents, voire au-delà. Ce faisant, elles s’attachent à accompagner dans les meilleures conditions l’investissement en Afrique (en particulier en Afrique subsaharienne), sachant que le risque demeure pour des entreprises françaises (ou européennes) qui peuvent manquer d’informations objectives sur le climat des affaires sur place et l’environnement par rapport à leurs projets d’investissements.
.
Les risques récurrents
du continent africain
À cet égard, il n’est pas inutile de rappeler une nouvelle fois les risques de l’Afrique, que chacun connaît certainement déjà, tant ils sont le plus souvent rabachés dans tous les excellents rapports des organisations internationales de tous bords :
– Une instabilité politique endémique et des conflits permanents ;
– Un environnement économique pour le moins incertain, qui rend les affaires complexes, compte tenu notamment d’une insécurité juridique réelle ;
– Un manque criant d’infrastructures, qui entraîne immanquablement la rupture des chaînes d’approvisionnement ;
– Un système bancaire et financier relativement sous-développé, qui se traduit par une absence de garantie possible pour d’éventuels investisseurs internationaux.
On précisera que, par rapport à ces risques reconnus comme quasi-structurels, les réponses à mettre en œuvre relèvent le plus souvent des États africains (avec, autant que possible, le soutien de la communauté internationale) qui peuvent agir (avec un succès inégal) sur :
– Le respect de l’état de droit, grâce notamment à une amélioration de la gouvernance politique et le dialogue public-privé ;
– L’investissement dans les infrastructures (ports, rail, routes…), moyennant notamment le recours aux PPP (partenariats public-privé) ;
– Le développement des marchés financiers, avec la facilitation de l’accès au crédit et également la bancarisation de l’économie ;
– La diversification des économies, c’est-à-dire au-delà de l’exploitation de la rente des ressources naturelles, par l’industrialisation (renforcement des chaînes de valeur) et le développement de la formation (avec un accent mis sur le numérique et la transition écologique).
Mais du point de vue des entreprises françaises (et autres) qui veulent investir et/ou conclure des partenariats en Afrique, ces possibilités de réponses ne sauraient suffire, d’autant que le chemin qui reste à parcourir par rapport à leur mise en œuvre est souvent très long.
Aussi, même si certaines de ces entreprises peuvent déjà avoir une bonne pratique de la gestion du risque, il faut prendre en considération d’autres aspects qui donnent du continent africain une image négative, avec la perception que l’on peut en avoir, en tant que micro-agent économique et dans un contexte international aujourd’hui particulièrement dégradé, comme une destination particulièrement risquée et donc porteuse d’échec.
.
Se préparer et s’adapter
à un monde plus dangereux
Sans doute le monde est-il aujourd’hui plus « ouvert » qu’il ne l’était il y a plusieurs décennies, en raison notamment des facilités offertes par le numérique et des transports au long cours, qui sont désormais accessibles à tous, mais il n’en est malheureusement pas moins complexe et dangereux pour autant.
Bien loin en effet de la « fin de l’histoire » à laquelle nous avons (presque) tous aimé croire il y a plus de trente ans, nous sommes toujours dans le « dur » des relations internationales, avec des fondamentaux qui donnent aujourd’hui largement raison à la science de la polémologie initiée par Gaston Bouthoul. Avec des dirigeants comme Vladimir Poutine et Donald Trump, on aura bien compris maintenant que nous avons de sérieuses causes de nous inquiéter : car le monde est vraiment dangereux.
Pour être juste, le monde n’est pas nécessairement devenu beaucoup plus dangereux (surtout si on compare, par exemple, avec l’horrible XIVe siècle européen ou la période de l’Europe barbare…), mais sans doute différemment dangereux, car tout s’est fortement complexifié avec l’illusion que nous avons malgré tout que « tout va finalement bien se passer », voire s’améliorer avec le numérique, l’intelligence artificielle, le quantique…
Cependant, du strict point de vue de la vie des affaires, le chemin d’un entrepreneur lambda n’est certainement pas parsemé de pétales de roses, compte tenu du développement des ingérences étrangères et compte tenu aussi des importantes difficultés qu’il risque de rencontrer à l’international, particulièrement sur le continent africain où le facteur interculturel joue un grand rôle.
C’est pourquoi les acteurs comme Business France ne manquent pas de dire et de répéter aux entreprises françaises dans leur développement export : il faut se préparer à l’international en utilisant les nombreux méthodes et outils performants qui existent, comme ceux qui relèvent de l’intelligence économique au travers de son triptyque Offensif / Influence / Défensif.
Mais toutes ces excellentes approches, si elles peuvent constituer une aide précieuse, ne permettent pas d’annihiler le risque inhérent au manque total de visibilité et aussi à notre méconnaissance grandissante des interactions économiques et sociales sur le vaste continent africain, dont les pays sont confrontés à une instabilité politique devenue structurelle, parce que renforcée par le contexte volatile des « nouvelles indépendances » (avec la recherche sous-jacente d’une « nouvelle africanité »…) et également consécutive du choc climatique.
Nul ne doit donc partir « la fleur au fusil » sur le continent africain, dans un projet d’investissement ou d’entreprise dont l’aventure peut mal se terminer, même si on pense que l’entreprise a accompli toutes les adaptations nécessaires (renouvellement des produits et évolution des façons de faire) par rapport aux marchés visés, qui sont le plus généralement marqués par l’incertitude. Il y a des précautions à prendre et des réseaux efficaces comme le CIAN (Conseil français des investisseurs en Afrique)peuvent aider les entreprises à aller dans ce sens.
………
SUITE DE L’ARTICLE
Denis DESCHAMPS (Asom) : « Savoir appréhender l’Intelligence des contextes pour investir et entreprendre en Afrique » (2/2)
◊ ◊ ◊