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Décryptage : la corrida, une transfiguration de la mort dans le patrimoine méditerranéen

Tous pays EUROMED-AFRIQUE | 21 février 2010 | src.leJMED.fr
Décryptage : la corrida, une transfiguration de la mort dans le patrimoine méditerranéen
Les historiens et les anthropologues se perdent en conjectures sur les origines de la corrida. Ce jeu taurin, qui est en même temps un rituel, voit ses règles fondamentales fixées à la fin du XVIIIe siècle, à l’époque des Lumières. Il s’explique en grande partie par le fait que des hommes à pied, issus du peuple, prennent le pas – c’est le cas de le dire ! – sur l’aristocratie à cheval, et s’arrogent à leur tour la vedette dans cet affrontement d’un genre nouveau avec le taureau… Photo ci-dessus - « Corrida, Nîmes 2004 » © Jean-Pierre Jeannin


par François Zumbiehl

François Zumbiehl © leJMed.fr



Le taureau, dont le culte s’est étendu à toutes les civilisations de la Méditerranée depuis les époques les plus lointaines, et dont la signification est un gage d’identité pour les peuples du Bassin en dépit des variantes cérémonielles. Cet animal totémique symbolise la fécondité et les forces intactes de la nature qu’il appartient à l’homme de s’approprier et de maîtriser grâce à son intelligence, après s’être approché d’aussi près que possible de l’adversaire. C’est l’éternel dialogue entre l’apollinien et le dionysiaque.

Toujours est-il que la corrida est une émanation ou une dérivation de jeux et de cérémonies qui se sont succédé, et quelquefois superposés au cours des siècles dans la Péninsule Ibérique, en exploitant la présence sur ces terres de cette race bovine très ancienne, constituée d’abord de troupeaux errant à l’état sauvage, puis confinée dans des élevages extensifs et sélectionnée, à partir du XVIIIe siècle, en fonction du type d’agressivité que le spectacle exige de l’animal.

Parmi les pratiques qui constituent la préhistoire de la corrida moderne, on veut parler de différents modes de chasse, de joutes chevaleresques, de jeux d’adresse et d’esquive où l’homme n’échappe au danger que par l’agilité de ses jambes et de sa taille et, parallèlement, de fêtes agraires ou nuptiales, attestées au Moyen Âge, où le taureau, de par sa nature, a une fonction représentative éminente.

Le mythe de Thésée et du Minotaure

On discute beaucoup sur le point de savoir si le dénouement de cette tauromachie - l’estocade portée à la bête en plein jour - est la résurgence d’un rite sacrificiel ancestral, oublié avec le temps, ou s’il s’explique par un simple concours de circonstances historiques qui ont déterminé le déroulement de la corrida telle que nous la connaissons actuellement. Quoi qu’il en soit celle-ci est sans conteste une réincarnation des rêves et des obsessions qui ont marqué notre civilisation née sur les bords de la Méditerranée. Comme la tragédie grecque, l’opéra italien et les semaines saintes andalouses, elle jette une lumière crue sur la peur, le sang et la mort, pour aussitôt les transfigurer par une catharsis artistique d’un genre particulier.

Oui, la corrida est, plus encore que la représentation, l’expression vivante du mythe de Thésée et du Minotaure, y compris dans son épisode le plus sombre, celui de la descente aux enfers. À partir du grand Belmonte, qui provoque la révolution esthétique de l’art taurin dans les premières décennies du XXe siècle, l’essence du geste torero – passes de cape, de muleta et estocade – consiste à s’immerger dans le royaume des ombres, de l’animalité, de la mort.

Aujourd’hui, plus que jamais, on torée en baissant la main autant qu’il est possible, ce qui revient à donner l’impression que le torero accompagne le taureau dans sa plongée, fût-ce par l’inclinaison du regard ou de la tête. Grâce à l’enchaînement de ces passes par le bas, et grâce au temple – il s’agit de cet accord entre le mouvement du torero déplaçant le leurre et la vitesse de charge du fauve - s’allonge cette traversée durant laquelle l’homme reste uni à la bête, étant presque autant en son pouvoir qu’elle au sien, avant d’émerger à la lumière à l’instant ultime, par le biais d’une passe de poitrine ou d’un savoureux paraphe.

Et le fait que certains aient pratiqué volontiers, depuis une ou deux décennies, ce que je serais tenté d’appeler une tauromachie de labyrinthe, ne me paraît pas un pur hasard. Je pense à Paco Ojeda et, parfois, à José Tomás, qui ont cultivé un toreo dans lequel les passes s’enchaînent sans, pour ainsi dire, solution de continuité, et donnent même l’impression d’être enchevêtrées, en se retournant sur elles-mêmes, quand, par exemple, une naturelle (1) en rond se combine avec une passe de poitrine (2) au parcours identique, mais en sens inverse.

Ce toreo semble ne pas offrir de sortie. Le toro, non plus, ne semble pas avoir d’autre issue, lorsqu’il est maintenu à une telle proximité du torero, et enfermé dans ces courbes interminables, que d’emporter l’homme sur son passage. Chaque fois que ce dernier sort indemne d’une série, il fait croire un peu plus au miracle.

L’estocade, quand le matador plonge l’épée dans la croix (3) en fusionnant avec la bête, est le point culminant de ce séjour aux enfers – là, il est impératif de ne pas sortir de la suerte (4). C’est le moment « de vérité », l’exact pendant du contre-ut si attendu et redouté dans l’opéra italien.

En définitive, le destin du torero rappelle celui des explorateurs mythiques des royaumes infernaux, tels Thésée et Ulysse. Ses lumières ont une intensité particulière par le fait qu’il a traversé l’obscurité. Il triomphe pleinement, dans la mesure où il a été capable de plonger dans les passes, de se pencher au balcon (5) avec les banderilles, de se croiser avec le toro à la muleta, et de se laisser voir dans la suerte suprême.

Une transfiguration de la mort

Le sens profond de la corrida est de faire en sorte que la mort, symbolisée par la réalité redoutable du fauve, soit transfigurée par l’art du torero, qu’elle soit hypnotisée en quelque sorte, qu’elle se laisse convaincre, à défaut de se laisser vaincre tout à fait. En l’occurrence, le torero est aussi un nouvel Orphée. Il est important, ici, de comprendre qu’il ne s’agit pas seulement de la mort du taureau, ni même de la mort représentée par lui.

On ne vient pas voir mourir un animal en tant qu’individu (ce serait, pour le coup, cruauté et pur voyeurisme) ; on vient assister à une cérémonie dans laquelle la mort du taureau occupe, certes, une place centrale (sans oublier que cette mort représente aussi la nôtre, celle de tous les mortels), mais dont le fondement, au bout du compte, est la communion entre la vie et la mort, la célébration de ce couple essentiel qui recouvre toute existence et qui s’incarne dans cet autre couple évoluant sur le sable.

Dans sa face lumineuse, la corrida induit une idée de résurrection, une fois vaincus par le matador le danger et « cette mort suspendue à chaque corne », comme dit le poète. Mais tout appartient en même temps à la vie et à la mort dans la corrida, à commencer par le toreo. La conscience que partagent le torero et l’aficionado de cet art singulier est centrée sur l’évidence de sa réalité fragile et éphémère, au moment même où celui-ci tente de créer l’illusion d’une éternité impermanente.

La clé, ici, est le temple, dont le but est d’allonger et de ralentir la passe, en d’autres termes de différer la mort inévitable de sa beauté. Le torero sculpte le temps comme s’il pouvait s’en rendre maître, tout en sachant qu’il est vain de prétendre l’arrêter. Chaque seconde templée de toreo est enveloppée par « cette mort paresseuse et longue », aussi poignante qu’une note musicale suspendue, ultime vibration du chant avant le silence définitif.

On l’aura compris, et Michel Leiris l’avait déjà magnifiquement dit, la tauromachie s’apparente aux plus hautes expressions de la Méditerranée, celles où l’homme pose un regard lucide sur le destin mortel qui le menace, par lequel il sait qu’il sera vaincu, mais qu’il a le courage de dévisager et de maîtriser, autant qu’il est possible, en construisant avec lui une œuvre d’art.

François Zumbiehl


1 - Passe fondamentale par le bas, donnée de la main gauche.
2 - Passe donnée par le haut, pour parapher une série.
3 - Le point de jonction entre la colonne vertébrale du taureau et la ligne de ses omoplates.
4 - Ce mot espagnol signifie la chance, mais désigne dans le vocabulaire taurin toutes les figures et toutes les phases de la tauromachie. Il s’agit ici pour le matador, au moment de l’estocade, de rester le plus longtemps dans la ligne de charge, au risque d’être attrapé par la corne.
5 - Geste du banderillero de se pencher vers le taureau au moment de lever les bras.


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