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« D’acier » ou « la dura vita », un premier roman qui brûle, de l’italienne Silvia Avallone

Italie | 19 octobre 2011
« D'acier » ou « la dura vita », un premier roman qui brûle, de l'italienne Silvia Avallone
Florence - Avec d’Acier, Silvia Avallone dit « basta » à nos représentations de l’Italie romantique et de la dolce vita en signant un roman social qui traite du délitement de la classe ouvrière à l’heure des délocalisations. À travers l’amitié d’Anna et Francesca, le lecteur va découvrir les rêves de la jeunesse issue des classes populaires et sa quête d’identité en ce début du XXIe siècle. Ce tableau est très loin de notre vision idyllique de la Toscane ; il nous dépeint une réalité crue et se penche sur le quotidien d’une classe à l’abandon, ni écoutée, ni représentée.

Un roman sur l’amitié adolescente

Été 2001. Piombino, bourgade industrielle de Toscane, vit au rythme de son aciérie, la Lucchini, et de ses plages polluées. Dans les barres d’immeubles HLM qui pullulent via Stalingrado, habitent Francesca et Anna. La blonde et la brune. Sorties de l’enfance sans être encore des femmes, ces deux adolescentes de « 13 ans, presque 14 » vivent une amitié fusionnelle et rêvent toutes deux de partir loin, pour enfin devenir « quelqu’un ».

Francesca se voit déjà en Miss Italie puis star de la télé, à l’image des veline, ces jeunes femmes dénudées qui inondent les chaînes italiennes. Anna qui aime étudier, voudrait devenir avocate et faire de la politique pour changer les choses car elle croit que c’est encore possible. Elles en sont certaines, leur avenir, elles le construiront à deux car elles ne peuvent compter que sur elles-mêmes pour affronter cette vie. « Anna et Francesca, forever together » aiment-elles graver sur les bancs de la cité.

D’une beauté insolente, elles nous rappellent qu’à l’adolescence nous ne sommes pas tous égaux, leur univers se divisant entre les starlettes populaires – dont elles font partie – et les autres, complexées et invisibles. Ainsi, « si les garçons n’écrivent pas ton prénom sur les piliers de la cour et ne te font pas passer des petits mots sous la porte, tu n’es personne. Et à 13 ans tu veux déjà mourir ».

Francesca et Anna découvrent peu à peu leurs corps et voient en cette nouvelle sensualité une arme pour conquérir le monde. Leur rituel estival du lundi matin est d’étaler à la face de tous cette jeunesse éclatante en dansant en petite tenue, fenêtre ouverte, histoire de faire fantasmer les jeunes – et moins jeunes – du quartier.

Une chronique féminine

Sûrement sont-elles conscientes que ce don de la nature est éphémère, car à Piombino les mères de famille vieillissent prématurément et sont déjà usées à 30 ans. Accablées par leur vie au foyer, où bien souvent elles doivent remplacer leur mari, parti ou au chômage. Les deux adolescentes se trouvent dans des situations familiales difficiles. Francesca est victime d’un père violent, obsédé par le corps de sa fille qui change et attise le désir, et sa mère est originaire d’un village de Calabre où les femmes sont soumises à la loi du patriarcat. Malgré la brutalité de son mari, elle préfère rester et oublier grâce au Prozac, s’évitant ainsi la honte d’un divorce. La mère d’Anna est une militante communiste, c’est la seule femme du quartier qui lit les journaux tous les jours et possède une conscience politique alors que son père, ancien ouvrier à la Lucchini, est devenu un petit escroc, qui va et vient chez lui quand ça lui chante.

Avec des pères démissionnaires et des mères qui tentent de survivre, on comprend mieux l’obsession de ces amies inséparables : fuir, sur l’île d’Elbe, à quelques kilomètres d’ici mais où tout est si différent. Un paradis pour touristes avec des plages de sable fin. Elbe où tout est possible mais qui reste pourtant si inaccessible. L’île cristallise en effet tous les fantasmes de la jeunesse locale et se mue en allégorie d’une réussite sociale tant désirée pour s’échapper de cette vie étroite.

Mais l’arrivée d’un homme et de l’amour va tout bouleverser entre Anna et Francesca. Dès lors, leur amitié, teintée d’ambiguïté amoureuse, les fera souffrir, les fera grandir. Trop vite.

Une classe ouvrière désenchantée

« Qu’est ce que signifie grandir dans un complexe de quatre barres HLM, où il pleut des morceaux de balcons et d’amiante, dans une cour où les enfants jouent à côté de jeunes qui dealent et de vieilles qui puent ? Quel genre de vision du monde tu te fais, dans un endroit où il est normal de ne pas aller en vacances, de ne pas aller au cinéma, de ne rien savoir du monde, de ne pas feuilleter le journal, de ne pas lire de livres, et où tout va bien comme ça ? »

À Piombino, la Lucchini, gigantesque aciérie, embauchait jusqu’à 20 000 ouvriers il y a trente ans ; ils ne sont désormais que 2 000 à travailler dans le dernier haut-fourneau. Dans la cité ouvrière qui a connu son heure de gloire avec le boum économique, on se souvient de la municipalité communiste qui a offert à tous un logement social avec « vue sur mer ». Aujourd’hui les immeubles sont toujours là mais le parti, lui, a disparu du paysage politique. Peu à peu, les ouvriers ont perdu leur identité culturelle et la société de consommation s’est imposée, la réussite sociale individuelle se substituant aux luttes collectives. Dans ces quartiers, on a assisté à la faillite de la gauche qui n’a pas su adapter son discours face aux changements survenus avec la mondialisation et les délocalisations.

Silvia Avallone décrit très bien ce fossé qui se creuse entre les générations. Les nouveaux ouvriers, dont les pères travaillaient déjà à la Lucchini, n’ont pas connu l’époque où les usines étaient en pleine expansion. Même si la dignité du travail telle que vécue par ces jeunes existe, ils ne se sentent plus appartenir à une classe véhiculant valeurs de solidarité et idéaux de justice sociale. Cette incompréhension générationnelle est illustrée par la mère d’Anna, militante de la première heure, qui ne comprend pas pourquoi son fils vote Forza Italia et a pour unique ambition de s’acheter une Golf.

L’auteure a indiqué avoir voulu décrire la réalité d’un quartier industriel dans ce désert de la province, où pour ces jeunes ouvriers, sans identité forte, il est difficile de rêver dans un monde où l’on continue de mourir au travail. Anesthésiés par le travail physique, shootés à la coke, leur vie se résume à claquer leur salaire dans le club de strip-tease du coin et monter des combines quand ils le peuvent : « Ils travaillent du matin au soir, et le week-end se défoncent. Après ils se marient, ils font un gamin, et pour finir ils meurent. Qu’est-ce qui leur est arrivé ? Rien. Personne ne s’est aperçu de leur existence ».

Il y a du Zola dans D’acier

D’acier est un roman qui vous happe dès la première page par son écriture fluide et très visuelle. La pluralité de la narration, omnisciente et interne, et la maîtrise des dialogues rendent le texte très dynamique. On note chez Silvia Avallone un sens aigu de la description, elle s’inscrit ainsi dans la tradition du vérisme italien, courant issu du naturalisme français et initié en littérature par Giovanni Verga. Effectivement, on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a du Zola dans d’Acier.

La pléiade de personnages gravitant autour des deux héroïnes nous offre un tableau saisissant du quotidien des habitants de cette cité populaire de province. À travers le passage de l’enfance à l’adolescence, Anna et Francesca rendent compte de l’apprentissage de la vie dans un monde plutôt sombre où le destin de chacun semble tracé d’avance, comme une punition collective. Dans la laideur et la désolation de ces barres HLM, elles apportent de la lumière par leur grâce encore enfantine.

L’auteure n’hésite pas à décrire le travail dans l’usine, sa pénibilité et les conditions extrêmes de ces hommes qui triment huit heures par jour dans la chaleur et la poussière pour fabriquer l’acier, résultat de « la sécrétion de milliers de bras humains ».

La jeune romancière, qui a elle même grandi à Piombino, a su trouver le ton juste, sans misérabilisme, et l’on peut déceler son attachement à ses personnages, fruits d’une réalité qu’elle a côtoyée au plus près. Piombino est le reflet d’une Italie et plus globalement d’une Europe post-industrielle qui cherche de nouveaux repères entre populisme et société de consommation.

Silvia Avallone y décrit le constat d’échec des politiques actuels qui sont littéralement coupés de ces nouveaux prolétaires. On perçoit une critique ouverte du système actuel qui, selon elle, a fait de la femme une marchandise et s’est emparé des milieux populaires pour y instaurer le règne de l’illusion. Cette culture télévisée du divertissement construit des rêves de strass et paillettes où tout semble facile et crée des ravages chez les jeunes qui finissent par croire que passer à la télé a plus d’utilité qu’un diplôme universitaire.

On ne sort pas indemne de la lecture d’Acier. En dépit de toute cette noirceur, on ne se résout pas à abandonner Anna et Francesca. Et puis, malgré tout, on se surprend à espérer car en scrutant l’horizon on aperçoit Elbe, dont la lumière méditerranéenne éblouit, sans distinction aucune, chacun d’entre nous. Même ceux que l’on croyait vaincus.


Marianne Roux Bouzidi

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 Silvia Avallone est née à Biella (Piémont) en 1984 et a passé son enfance à Piombino, ville qui a inspiré son roman. Diplômée en philosophie, elle a écrit Acciaio (D’acier) pendant ses deux années de chômage. Elle vit aujourd’hui à Bologne.
D’acier , son premier roman, a été couronné de succès : finaliste du prestigieux prix Strega (équivalent du Goncourt) et lauréat du Prix Campiello Opera Prima, il a été classé par les meilleurs ventes de l’année 2010 en Italie (350 000 exemplaires) et a été traduit dans douze pays. Une adaptation au cinéma est également en cours. En France le roman a été publié chez les éditions Liana Levi et a remporté le Prix du Jury de lecteurs de l’Express.

D’acier (avril 2011), Editions Liana Levi, traduction de Françoise Brun, 387 pages, 22 euros.

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