#Covid-19 Afrique / P. Sevaistre et J.-M. de Bournonville : « Secteur privé et secteur informel, tous les deux acteurs du redémarrage des économies africaines »
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Une contribution de
– Jean-Marc de BOURNONVILLE, président d’honneur de la Commission Afrique et Océan indien des Conseillers du Commerce Extérieur de la France (CCEF)
– Patrick SEVAISTRE, membre du bureau de la Commission Afrique et Océan indien des Conseillers du Commerce Extérieur de la France (CCEF)
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Si la pandémie n’a pas explosé en Afrique et si la catastrophe sanitaire que certains annonçaient n’a pas eu lieu, l’onde de choc s’annonce ravageuse sur le plan économique et social. Selon la Banque Mondiale, la croissance en Afrique subsaharienne devrait chuter à -3,3 % cette année, ce qui pourrait entraîner cette partie du continent dans sa première récession économique en vingt-cinq ans, avec le risque de faire basculer 40 millions d’Africains dans l’extrême pauvreté, effaçant ainsi au moins cinq années de progrès dans la lutte contre la pauvreté.
L’accentuation de tendances préexistantes
Cela étant, en Afrique subsaharienne, comme ailleurs dans le monde, la crise déclenchée par le virus, n’a pas créé de tendances qui n’existaient pas, qu’il s’agisse d’une croissance africaine impuissante face au défi du chômage et du sous-emploi, une dépendance débridée à l’aide et aux matières premières et un environnement des affaires souvent peu incitatif et contraignant qui alimente l’hypertrophie du secteur informel et entretient les conditions de son développement. Mais elle en a changé profondément les termes. Elle en a accentué, amplifié, exacerbé tant leur réalité que leur perception.
Le choc va être profond pour les Etats africains. Il affectera non seulement les infrastructures mais aussi les services sociaux comme la santé et l’éducation. Les finances publiques pâtiront inéluctablement de la chute des échanges commerciaux et du ralentissement de l’activité économique qui généreront des pertes de recettes significatives et des pertes d’emplois dans le secteur formel (1). De même, les mesures de riposte sanitaire, économique et sociale grèveront les budgets déjà exsangues. En conséquence, les déficits budgétaires en sortiront plombés et la soutenabilité des dettes souveraines sérieusement mise à mal.
Combattre les idées obsolètes sur le secteur informel
Dans ce contexte de forte contraction budgétaire, la plupart des analystes prédisent à juste titre que c’est le secteur privé qui sera le moteur du redémarrage des économies africaines. Certes, mais comment faire avec des entreprises du secteur moderne, très fragilisées, qui représentent aujourd’hui à peine plus de 10 % à 20 % des économies africaines, or ce sont sur elles que repose le financement futur de la dépense nationale ? Comment vont-elles assurer l’insertion socio-professionnelle des dizaines de millions de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail ?
C’est impossible sauf à prendre en compte le potentiel du secteur informel longtemps considéré comme une fatalité à juguler pour les économies africaines. Personne ne peut nier que le secteur informel, qui constitue le mode de vie et de survie de la majeure partie de la population, assure une contribution clé au dynamisme et à la résilience des économies africaines en fournissant de l’emploi et des revenus à des populations qui en seraient autrement privées.
Il convient à cet égard de bien dissocier l’informel que l’on peut qualifier de licite, ou d’économie populaire, de l’économie délictuelle, parfois criminelle (comme les faux médicaments). Bien qu’il soit souvent difficile de quantifier l’économie informelle ou de juger de l’étendue de ses ramifications, il ne faut pas automatiquement l’associer à une économie souterraine illégale ou dissimulée. L’idée selon laquelle l’économie informelle ne serait qu’un refuge inorganisé pour les pauvres, les exclus ou les nécessiteux doit être largement remise en cause et combattue.
L’informel, « forme originelle et majoritaire
du tissu économique des pays d’Afrique subsaharienne »
Le terme « informel » est gênant, sa connotation négative laisse penser qu’il nourrit uniquement le marché noir que les quatre cinquièmes de l’Afrique seraient ainsi hors la loi alors que, s’il abrite des fraudeurs qui doivent être combattus, ce secteur dit « informel » remplit une fonction essentielle : offrir des moyens de survie à une population aux prises aux chocs violents d’une Afrique en pleine mutation.
Au point que certains n’hésitent pas à dire que l’informel est la norme qui domine aujourd’hui en Afrique tandis que le secteur structuré, qui diminue chaque jour, relève, lui, de l’anormal. Sans aller jusque-là, l’argument n’est pas sans fondement, car on peut considérer que l’informel représente la forme originelle et majoritaire du tissu économique des pays d’Afrique subsaharienne. Le modèle d’entreprise répandu aujourd’hui en Afrique est occidental, capitaliste, lucratif, productiviste. Il reste très éloigné du modèle africain rural, artisanal, familial, traditionnel dont l’objectif a été pendant des siècles de garantir la survie de la tribu, de l’ethnie, du village.
En dépit des discours, l’emprise étatique, laissée en héritage au moment des indépendances ou construite sur un corpus idéologique dépassé, subsiste dans beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne, y compris dans les pays ouvertement « libéraux », et tend même à s’alourdir, parfois jusqu’au harcèlement et à la prédation : pour survivre il faut échapper à l’État et ne pas se plier nécessairement à ses exigences et à ses règles.
Le secteur structuré vient progressivement s’y greffer pour constituer la partie émergée de l’iceberg. C’est ainsi que, implicite dans les années 1970, l’informel populaire ou cette économie de la débrouille, de la survie, du système D, de la préférence pour les habitudes au détriment des lois, gagne du terrain et semble entretenir ses conditions d’existence.
Soyons réalistes. S’il apparaît impossible pour une économie de se développer lorsque la majeure partie de l’activité économique s’opère en dehors du cadre réglementaire et fiscal, voir l’Afrique au travers du seul prisme des 10-15 % de la réalité de son économie formelle n’est pas satisfaisant.
Il ne s’agit pas pour autant de faire l’apologie de l’informel. En effet, s’il constitue un formidable amortisseur social, il ne paye ni impôts pour l’État, ni couverture sociale pour ses employés qu’il précarise et pratique ainsi une concurrence déloyale aux entreprises structurées qui doivent supporter une charge fiscale disproportionnée, ce qui obère considérablement leur compétitivité. Ce faisant, l’informel contribue à l’instauration d’un climat des affaires inamical, pour ne pas dire hostile, pour les entreprises formelles, notamment pour les investissements directs étrangers.
Les distributeurs informels et leur rôle
sur le marché du « bas de la pyramide »
En dépit de cet antagonisme formel-informel bien réel, il existe des exemples très concrets, mais encore peu connus, de systèmes de coopération et de mutualisation entre les travailleurs et qui offrent des champs nouveaux de coopération entre entreprises formelles et informelles.
Cette complémentarité entre secteur moderne et secteur informel licite ou économie populaire est une voie insuffisamment explorée. Certaines multinationales travaillent déjà de facto avec de très nombreux travailleurs de l’informel, mais le plus souvent sans s’appuyer sur une véritable stratégie. Un nombre croissant d’entreprises de grande consommation cherchent en effet à pénétrer le marché du « bas de la pyramide » (BOP) en Afrique et ont besoin de distributeurs informels comme porte d’entrée à ce marché. L’objectif pour ces grandes entreprises qui mettent en place des stratégies conciliant pérennité économique et impact social dans les pays émergents est de contribuer à développer le tissu des PME de demain, et préparer ainsi leurs marchés d’avenir.
Ces relations entre entreprises formelles et informelles sont plus importantes qu’on le dit, mais elles sont complexes, intégrant la fois des rapports de concurrence et de collaboration. De nombreuses entreprises formelles, et non des moindres, dépendent de distributeurs informels, c’est le cas de CASTEL, d’ORANGE ou encore du Groupe BEL qui, avec les marques « La vache qui rit » et « Babybel », a lancé en 2013 la plateforme « Sharing Cities » d’abord en Asie puis en Afrique. L’objectif est de distribuer les produits du Groupe en s’appuyant sur les réseaux existants de vendeurs de rue et de colporteurs. Pour consolider et motiver son réseau, Bel propose aux vendeurs différents avantages sociaux tels que des produits de micro-assurance ou encore de la formation professionnelle. Dans ce modèle gagnant-gagnant, le Groupe Bel optimise son réseau de distribution au dernier kilomètre et les vendeurs informels améliorent leurs conditions de vie tout en faisant un pas vers le secteur formel.
« Adulé ou vilipendé, le secteur informel,
c’est l’Afrique telle qu’elle est »
En réalité, le débat porte moins sur l’opposition entre formel et informel que sur la manière dont les règles sont édictées et ceux à qui elles profitent ou à qui elles nuisent. L’enjeu consiste à construire la bonne interface entre entreprises multinationales et travailleurs de l’informel pour créer des relations mutuellement bénéfiques.
Mentionnons à cet égard l’exemple du centre de formation pour les métiers du soudage réalisé par le Groupe Air Liquide à Dakar avec le support de l’État sénégalais et en collaboration avec Bureau Veritas.
Le projet de doublement de capacité de l’usine d’acide sulfurique des ICS au Sénégal dans les années 2000, a fait apparaître une pénurie de soudeurs qualifiés TIG (soudure à l’arc) pour souder les pièces métalliques en inox sur le chantier. L’objectif était de former et qualifier des soudeurs du secteur informel et leur permettre ainsi d’intégrer les entreprises sous-traitantes du secteur moderne en forte demande de soudeurs TIG.
Nous devons admettre que, adulé ou vilipendé, le secteur informel, c’est l’Afrique telle qu’elle est (80 % à 90 % de l’économie, 90% de l’emploi et de 50 à 60% du PIB en Afrique subsaharienne), et non telle qu’on voudrait qu’elle soit… D’où la nécessité d’un regard neuf sur l’économie informelle pour la considérer, comme le fait le FMI depuis 2017, comme une force économique en jachère.
C’est pourquoi la question aujourd’hui est non plus de l’ignorer et encore moins de chercher à le faire disparaître, mais de le faire participer au financement du développement tout en ménageant un environnement économique favorable au développement des PME permettant aux petites entreprises du secteur informel les plus innovantes de constituer la base de l’émergence d’un véritable secteur privé africain.
Pour ce faire, il convient de le faire reconnaître, par étapes, en lui donnant sa légitimité, son cadre, ses règles, son statut, ses protections de façon que ceux qui le pratiquent puissent le faire en toute légalité, à leur bénéfice et à celui de l’État.
Cette « sécurisation » de l’informel est indispensable pour faire en sorte que ce secteur participe concrètement au financement du développement et permette ainsi aux pays africains de mieux mobiliser leurs ressources domestiques.
Cet objectif doit être poursuivi à la fois en préservant la vitalité de ce secteur et en garantissant un environnement des affaires propice à la prise de risque dans la durée du secteur formel, y compris des investisseurs étrangers.
Un réservoir d’initiatives fondé sur la micro-entreprise
Pour y parvenir, la création de régimes intermédiaires d’obligations fiscales progressifs peut permettre d’appréhender l’activité informelle sans l’étouffer. Dans cette perspective, une réflexion plus large sur la façon d’articuler secteurs formel et informel doit être menée, dans le cadre du dialogue public-privé.
Elle pourrait notamment ouvrir la voie à des solutions souples et innovantes en faveur d’une meilleure protection sociale des travailleurs du secteur informel. La prise en compte du secteur informel dans les différentes politiques publiques et sa nécessaire contribution au financement du développement représentent un enjeu majeur de développement dans les prochaines années.
Même en dehors du cadre réglementaire et fiscal, l’informel constitue un réservoir d’initiatives fondé sur la micro-entreprise, une dynamique autonome de constructions de capacités et de savoir-faire professionnels qu’il est possible de dynamiser au moyen d’une formation professionnelle adaptée. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui car les politiques publiques de formation professionnelle valorisent insuffisamment l’informel et ne s’attachent pas à en développer les atouts.
Une alliance prometteuse
entre le numérique et le secteur informel
C’est pourquoi nous, entreprises françaises qui croyons au développement en Afrique et qui voulons y participer, devons changer de regard sur l’informel et déconstruire nos idées reçues sur cet écosystème.
Une de ces idées reçues concerne l’utilisation des nouvelles technologies dans le secteur informel. Il est en effet communément admis que les travailleurs informels ne se servent pas ou peu des nouvelles technologies et sont des laissés pour compte du numérique. Rien n’est plus faux.
Sur le continent africain, où l’essor du numérique est spectaculaire, la plupart des travailleurs informels se servent déjà des applications dans leur quotidien. Parmi les mutations les plus spectaculaires observées, le secteur bancaire est sans doute l’un de ceux qui ont connu les plus importantes transformations. On le voit avec le mobile money qui permet de créer les échanges financiers et d’inclure les populations non bancarisées ou sans carte bancaire. Rapidement, cette activité est devenue un phénomène disruptif dans l’industrie des services financiers en Afrique au point de menacer l’activité traditionnelle des Banques.
Plusieurs facteurs expliquent la réussite du business model du mobile money initié en Afrique et qui couvre aujourd’hui 80 % du continent, au premier rang desquels, la simplicité de la technologie associée à la massification du nombre de clients ou d’adhérents dont la sécurité de la collecte des cotisations est assurée par le système. Sur le même type de modèle inclusifs arrivent sur le marché de nouveaux acteurs innovants développant des services digitaux à la disposition des micro-entrepreneurs informels.
Nous ne citerons qu’un exemple de cet engouement, celui de BALOON qui est une plateforme numérique avec un statut de courtier d’assurance répondant à toutes les obligations et réglementations de la profession et qui distribue des produits d’assurance en Afrique subsaharienne dans deux domaines l’automobile et la santé. Cela permet un accès facile à la distribution de ces produits. La relation est directe avec le secteur formel puisque dans le règlement de la prime d’assurance est inclue la taxe d’assurances qui sera ensuite versée à l’État par la plateforme.
Il convient certes de garder la tête froide et de s’inscrire dans le temps long pour ne pas se laisser aveugler par une réussite potentiellement rapide de cette forme de distribution de produit, mais on voit bien que cette alliance entre le numérique et le secteur informel permettra à terme d’intégrer le commerce informel au circuit légal, de manière presque naturelle et en lui donnant davantage de cohésion sociale.
« L’interaction entre formel et informel
est au cœur de la construction des compétences »
La reconnaissance du rôle de l’informel comme acteur de développement des compétences et d’insertion dans le marché du travail apparaît donc comme essentielle et invite le secteur formel à réfléchir aujourd’hui à de nouveaux business-models. Sans nier les nombreux aspects négatifs de l’informel qui induisent des pratiques très éloignées de nos principes fondamentaux et du droit du travail, des conditions de travail, de la sécurité et santé au travail, de la protection sociale, beaucoup d’entreprises modernes cherchent aujourd’hui à capitaliser sur les forces de l’informe, son dynamisme, sa grande agilité, sa formidable résilience et surtout s’appuyer sur le vaste horizon d’opportunité qu’il ouvre aux pour s’investir sur les marchés de la base de la pyramide.
Ces nouveaux business models vont accélérer l’émergence d’une économie inclusive et créatrice d’emplois pour les jeunes valorisant les dynamiques des diverses activités de l’économie populaire qui, souvent, pallient la carence des services publics : transports urbains, ramassage des ordures ménagères, gardiennage des lieux publics, approvisionnement en eau et en combustibles. Elles trouvent et diffusent par capillarité des technologies appropriées dans leur confrontation permanente aux besoins essentiels des pauvres.
Aujourd’hui l’histoire s’accélère, ne cherchons plus à « formaliser l’informel », c’est une vue de l’esprit, aucune mesure n’a jusqu’ici réussi, ni à l’intégrer dans l’économie formelle, ni à le reconnaître en tant qu’économie parallèle, ni même à en limiter l’expansion à certains domaines. Cherchons plutôt à améliorer la qualité de ses compétences pour qu’il soit en mesure d’opérer en complément du « secteur moderne » et non contre lui. Il nous faut comprendre que l’interaction entre formel et informel est au cœur de la construction des compétences dont nos entreprises ont tant besoin.
Bien entendu, il ne faut pas pour autant perdre de vue la nécessité de réformer l’État central. N’oublions pas en effet que l’expansion de l’informel est avant tout une conséquence des défaillances des États. Pour beaucoup d’acteurs économiques africains, l’économie moderne, formelle, légale n’est pas un idéal. L’Etat est souvent vu comme inefficient, contraignant, punitif et confiscatoire. C’est même un repoussoir, le marteau aime bien le clou qui dépasse ! Pour survivre il faut échapper à l’État et certes pas se plier à ses exigences et à ses règles.
Pour se mouvoir et progresser dans un tel environnement avec l’ambition de tirer le meilleur parti de son potentiel, il nous faut le connaître et accepter la réalité, accepter de sortir des sentiers battus pour améliorer notre compréhension de la réalité complexe du secteur informel en Afrique. Il ne faut pas d’a priori, juste savoir qu’on ne sait rien, observer et apprendre. Tout porte à croire que nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Restons attentifs.
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1 - Le tout récent rapport de la BAD (octobre 2020) indique que dans un scénario de base de contraction du PIB de 1,7 %, ce sont 24 millions d’emplois qui pourraient être perdus en 2020 en Afrique subsaharienne. Dans le scénario pessimiste, une baisse de 3,4 % du PIB pourrait entraîner une perte de 30 millions d’emplois.
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DES MÊMES AUTEURS :
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