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Charles Milhaud : « une institution financière spécifique [à l’UPM] serait un formidable instrument »

Tous pays EUROMED-AFRIQUE | 15 avril 2010
Charles Milhaud : « une institution financière spécifique [à l'UPM] serait un formidable instrument »
Paris -

Nommé par le Président de la République à la tête de la La « commission qui planche sur le projet de Banque de la Méditerranée, Charles Milhaud fut l’un des orateurs de référence du Forum de Paris, samedi au Palais Brongniart.
Dans son intervention – très riche en informations sur l’esprit d’ouverture et la démarche sans idées préconçues de « sa » Commission, et que nous reproduisons ci-dessous in extenso – Charles Milhaud insiste sur sa conviction que « développer la Méditerranée, c’est un investissement dont tout le monde retirera les bénéfices à moyen-long terme, aussi bien pour les pays méditerranéens, que pour les pays européens. Le dynamisme démographique et économique des pays méditerranéens montre que cette zone peut constituer un relais de croissance pour l’Europe, dont les perspectives démographiques et de croissance potentielle sont en déclin ».

Photo ci-dessus : Charles Milhaud durant son allocution en séance plénière du Forum de Paris, au Palais Brongniart, samedi 10 avril 2010. © leJmed.fr


Allocution de Charles Milhaud
Forum de Paris – 10 avril 2010

Mesdames et Messieurs,

Merci de me donner à nouveau l’occasion de m’adresser à vous pour vous parler de l’impérative nécessité de favoriser, d’accentuer, le développement économique des Pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée et pour ce faire, d’esquisser quelles conditions il conviendrait de remplir pour en assurer la faisabilité.

Le développement de la Méditerranée doit nous interpeller.

C’est un enjeu culturel, économique et politique : l’ambition est ancienne de voir réunies les deux rives de la Méditerranée, comme elles l’ont parfois été au cours de l’Histoire. Je laisse volontiers à d’autres, plus érudits que moi, le soin de traiter la question.
Je relèverai simplement qu’habitant Marseille, il me faut moins de temps pour aller à Tunis, Casablanca ou Alger que pour me rendre à Hambourg ou à Londres !

Je voudrais insister sur un point important : il ne s’agit pas que de culture, ou d’éthique.
Il ne s’agit pas d’un éventuel devoir moral, que les pays développés devraient aux pays en développement.
Quand on parle de développer la Méditerranée, il s’agit aussi d’économie, et même d’une nécessité économique.

J’y reviendrai, mais je voudrais à titre liminaire rappeler la raison pour laquelle vous avez bien voulu m’inviter.

Comme vous le savez, j’ai été chargé par le Président de la République de constituer une commission, chargée « d’étudier la possibilité de créer une banque dédiée au financement du codéveloppement en Méditerranée ». Cette commission rendra un rapport qui devra nourrir la position de la France au prochain Sommet des chefs d’Etat et de gouvernement pour l’UpM.

Cette commission se compose de dix membres, issus de pays des deux rives de la Méditerranée, nommés à titre personnel, et qui n’engagent pas l’institution à laquelle ils appartiennent :

− Khalil Ammar, président directeur général de la BFPME,
− Franco Bassanini, président de la Caisse des dépôts et des prestations italienne, ancien ministre,
− Mohamed El Kettani, président directeur général d’Attijariwafa Bank,
− Philippe de Fontaine Vive-Curtaz, vice-président de la Banque européenne d’investissement,
− Abderahman Hadjnacer, directeur d’IM Bank, ancien gouverneur de la Banque centrale d’Algérie,
− Daniel Houri, conseiller-maître à la Cour des comptes, membre du conseil de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations, ancien président de banques,
− Jean Lemierre, conseiller du président de BNP Paribas, ancien directeur du Trésor et président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement,
− Jose Antonio Olavarrieta, directeur de la Confédération espagnole des caisses d’épargne,
− Mohamed Tamam, sous-gouverneur de la Banque centrale d’Egypte

Notre commission a débuté ses travaux au début de l’année 2010, dans un contexte marqué par la structuration de l’UPM (son Secrétaire général, M. Ahmad Massadeh, a été installé le 4 mars 2010, à Barcelone), et par la perspective d’un changement prochain de présidence (la France l’assure jusqu’en juin 2010, conjointement avec l’Egypte).
Nous avons donc pour objectif de remettre notre rapport au Président de la République au mois de mai prochain.

Une institution très attendue par de nombreux États

Les délais sont certes contraints, mais notre commission a pu se réunir à plusieurs reprises, et nous nous rendons dans tous les pays de la Méditerranée pour y rencontrer les responsables des administrations publiques, ainsi que la communauté financière de ces pays.

Je mesure les débats que suscite la question de la création éventuelle d’une banque de développement méditerranéenne, et que ce n’est pas la première fois qu’on en parle.

Mais je sais aussi, que cette institution est attendue par de nombreux États : l’Assemblée parlementaire de la Méditerranée a réclamé plusieurs fois sa création, et j’ai eu l’occasion de m’en rendre personnellement compte lors de nos déplacements dans ces pays.

A ce stade, je voudrais vous dire que la commission n’écarte aucune option et qu’elle n’a aucune idée préconçue.

Notre souci est d’analyser les financements existants, de regarder sur le terrain ce qui fonctionne et ce qui pose des difficultés, d’étudier les besoins des pays méditerranéens, et d’en déduire les solutions qui y répondront.

Je crois qu’il est fondamental d’affirmer deux principes :

1) notre commission ne proposera la création d’une nouvelle institution financière que si celle-ci peut apporter une valeur ajoutée réelle ;

2) une telle institution, si elle devait être créée, ne peut fonctionner efficacement que si les pays méditerranéens sont impliqués dans sa création, son fonctionnement, ses prises de décisions et en assurent donc la coresponsabilité.

Quels sont les premiers constats auxquels nous sommes arrivés ?

Je le disais en commençant cette intervention : je ne pense pas qu’aider les pays méditerranéens à se développer relève d’un devoir moral ou éthique.

Je suis convaincu qu’il s’agit d’une logique économique : développer la Méditerranée, c’est un investissement dont tout le monde retirera les bénéfices à moyen-long terme aussi bien pour les pays méditerranéens, que pour les pays européens.

Le dynamisme démographique et économique des pays méditerranéens montre que cette zone peut constituer un relais de croissance pour l’Europe, dont les perspectives démographiques et de croissance potentielle sont en déclin.

De la nécessité d’organiser un « bloc méditerranéen »

Je voudrais simplement citer ce chiffre : selon les prévisionnistes, l’Union européenne à 27 Etats-membres comptera autant d’habitants en 2050 qu’elle en compte en 2009 (soit 500 millions), alors que la population de la rive sud de la Méditerranée sera multipliée par 1,5. Avec 320 millions d’habitants prévus en 2050 (415 si on ajoute la Turquie), la zone méditerranéenne sud constitue un relais de croissance économique important pour l’Europe.

De toutes les régions du monde, le bassin méditerranéen est celui dans laquelle les écarts de richesse entre le nord et le sud sont les plus marquants.

Selon nos calculs, encore provisoires à ce stade, le revenu moyen d’un Marocain en 2008 est ainsi 15 fois inférieur à celui d’un habitant de la zone euro, celui d’un Algérien 9 fois inférieur, celui d’un Jordanien 12 fois inférieur, celui d’un Egyptien 22 fois inférieur.

D’autres pays dans le monde ont fait un choix différent : les États-Unis et la Chine ont tous les deux investi massivement dans leur voisinage sud à un moment où cette zone était encore en développement (l’Amérique centrale et latine pour les Etats-Unis, des pays comme la Thaïlande, l’Indonésie ou la Malaisie pour la Chine).

L’élévation du niveau de vie dans ces pays bénéficie aujourd’hui directement aux économies américaine et chinoise, et à titre d’illustration, les écarts de revenu entre les Etats-Unis et de nombreux pays de son voisinage sud (Argentine, Mexique, Venezuela) n’excèdent pas un rapport de 1 à 7.

J’ajouterai que lorsqu’un grand projet d’infrastructure se monte dans un pays en développement, 50 % à 60 % du montant du projet est dépensé en importations – les grands projets de développement sont donc aussi un marché important pour nos entreprises européennes.

Le monde de demain voit bien exister, dès aujourd’hui de grands blocs de population qui échangent entre eux : le bloc asiatique, le bloc américain ; c’est pourquoi le bloc méditerranéen doit lui aussi s’organiser.

« Les financements risquent de ne pas être à la hauteur… »

Le second constat, c’est que de nombreux pays méditerranéens sont arrivés à un stade de développement avancé :

1) ils ont réalisé des efforts importants de maîtrise de leurs finances publiques (en 2008, avant la crise, seuls le Liban et la Mauritanie avaient un ratio dette/PIB supérieur à celui de la France !) ;
2) et surtout, ils réalisent et doivent continuer de réaliser des investissements très importants. Ainsi, au Maroc, les investissements réalisés au cours des 4 dernières années sont supérieurs à ceux des 40 années précédentes !

Si les besoins d’investissement sont encore importants et ne devraient que croître, par contre les financements risquent de ne pas être à la hauteur et les modalités d’accès qui leurs sont appliquées inadaptées.

On sait que dans les phases de forte croissance et de développement, les Etats consacrent en général plus de 35 % de leur PIB à l’investissement – ce qui implique d’avoir un stock d’épargne domestique au moins équivalent. C’est le cas en Chine, c’était le cas au Japon dans les années 1960, 1970 et 1980.

Or, selon nos premiers calculs, la formation brute de capital fixe moyenne dans les pays de la rive sud de la Méditerranée se monte à 26,4 % du PIB dans les pays de la rive sud, et 25,7 % en Turquie, Croatie et Bosnie-Herzégovine.

L’épargne domestique brute ne suffit pas à couvrir ces besoins, puisqu’elle n’est que de 18,6 % dans les pays de la rive sud, et de 21,9 % dans les pays d’Europe de l’Est et la Turquie.

En fait, seuls des pays exportateurs de pétrole, comme l’Algérie, la Libye et la Syrie, ont une capacité de financement de leurs investissements excédentaire.

En conclusion, on peut dire que l’épargne disponible ne suffit pas à financer les projets d’investissement actuels, et s’il fallait investir encore plus (jusqu’à 35 points de PIB), le manque de ressources serait encore plus important.

La crise n’a pas arrangé les choses, puisqu’elle a détruit une partie des éléments qui fournissaient des ressources aux pays méditerranéens : les exportations vers l’Europe ont chuté, les revenus du tourisme ont diminué de 5%, les transferts de fonds des migrants de 6%. Les pays qui avaient accumulé des réserves de change ont mieux résisté que les autres, mais pour tous les pays, les années 2010 s’annoncent difficiles.

Aplanir les obstacles à l’investissement

Dans ce contexte, le financement des besoins futurs d’investissement s’annoncent tendu.

Il est difficile d’estimer ces besoins, mais ils sont foisonnants pour les dix prochaines années et ils excédent largement les capacités financières de ces Pays.

Outre ces besoins de financement, nous avons identifié plusieurs obstacles à l’investissement, que nous sommes en train d’examiner :
1) des problèmes d’équilibre de la balance des paiements,
2) des marchés financiers manquant de profondeur,
3) parfois des obstacles réglementaires,
4) un certain manque de coordination dans l’action des différents bailleurs de fonds,
5) un système bancaire trop orienté vers les crédits à court terme, ou vers le financement de projets générant une bonne rentabilité (hôtellerie, commerce), mais n’apportant pas une grande plus-value pour le développement du pays,
6) et enfin, une épargne insuffisamment longue, dont les dépôts à vue constituent la majeure partie.

Les besoins identifiés à ce stade par la Commission

A ce stade, notre commission a identifié auprès de ces pays quatre grands besoins :
1) le financement des PME

2) le financement long terme de grandes infrastructures avec des modalités d’amortissement adaptées.

3) un besoin d’ingénierie et d’assistance technique, et surtout de transfert de savoir-faire : ces pays disposent d’une élite très bien formée et regorge d’hommes remarquables ; une institution qui développe une expertise sur la zone, et qui soit capable d’aider ces pays à former des professionnels peut apporter ce service.

4) La nécessité de sécuriser les investissements.

Comment répondre à ces besoins ?

Il serait prématuré de dévoiler une solution, nous sommes en train d’y travailler, de confronter les opinions des uns et des autres, d’expertiser les questions techniques. Mais certaines pistes se dessinent déjà au sein de la commission.

La clé pourrait être d’inventer par exemple un mécanisme qui permettrait aux institutions existantes de mieux coopérer, d’apporter la confiance nécessaire à ce que les fonds privés soient mobilisés, par exemple en apportant des garanties pour couvrir divers risques (risque de crédit, risque de change). Une partie de la solution réside aussi probablement dans le développement des échanges de connaissance et de bonnes pratiques entre les systèmes bancaires,

Mais pour le dire franchement pour organiser ce transfert de savoir-faire, pour lever les obstacles dont j’ai parlé précédemment une institution financière spécifique est un formidable instrument.

Si une telle institution devant être créée, elle ne pourrait l’être qu’avec la participation de l’ensemble des pays du Nord, du Sud et de l’Est de la Méditerranée au capital, que ce soit directement ou indirectement, sur la base d’un volontariat, mais pas seulement.
J’oserai même ajouter que l’ensemble des pays qui voudraient participer au développement de la Méditerranée, qu’ils soient ou non méditerranéens, et parce qu’ils pensent qu’une telle participation pourrait leur être profitable, devraient y être les bienvenus.

La structure du capital devra être simple, lisible, elle devra, par son niveau et l’organisation de son actionnariat, permettre à cet organisme un accès aux marchés financiers dans les meilleures conditions.
Elle devra, bien sûr, lui permettre d’agir pour combler les déficiences existantes et favoriser les échanges Sud – Sud.

Cela implique donc que l’ensemble des pays intéressés siègent effectivement au sein d’un conseil d’administration, qui serait chargé de définir les grandes orientations stratégiques d’investissement, par leur présence les pays intéressés exprimeraient ainsi leur coresponsabilité.

Plusieurs solutions sont envisageables pour arriver à cette institutionnalisation.

On peut bien sûr envisager de créer une nouvelle institution, ex nihilo.
L’inconvénient en serait un coût de départ mais également son délai de mise en œuvre.
Mais l’exemple de la BERD démontre que tout est possible pour qui le veut.

D’autres montages peuvent être envisagés à partir de structures existantes exerçant pour partie certaines des missions de ce nouvel établissement dont il faut bien asseoir le caractère euro-méditerranéen.

Sans préempter les solutions qui seront proposées par notre commission, nous sommes convaincus qu’il existe actuellement dans les pays méditerranéens un manque qu’il faut combler.

C’est un besoin de financement, c’est un besoin de confiance et de couverture de certains risques, c’est un besoin d’association aux mécanismes de développement.

Je mesure les difficultés qu’un tel projet soulève : difficultés financières d’abord, car il faut le financer ; difficultés politiques ensuite, entre pays européens, mais aussi entre pays méditerranéens.

Je voudrais terminer en insistant sur deux points, afin de tenter de répondre à ces objections.

Sur l’aspect financier, il faut voir cette éventuelle dépense non pas comme un transfert gratuit, mais comme un investissement rentable, dont l’ensemble des acteurs retirera des fruits.

Sur l’aspect politique, y répondre nous appartient moins, mais je sais à quel point les choses peuvent évoluer rapidement – en particulier lorsque je rencontre les jeunes leaders des pays méditerranéens, qui ne sont pas autant marqués que leurs aînés par l’Histoire et les tensions de leur pays.

Je conclurai simplement, en soulignant une nouvelle fois que quelle que soit la solution qui sortira de notre commission, les outils de financement doivent être des outils de co-développement, c’est-à-dire des outils partagés.

Personne ne peut se contenter d’outils du Nord pour le Sud.

La Méditerranée a besoin d’instruments partagés, dans leur conception et dans leur gestion.

Je vous remercie.

Charles Milhaud
Forum de Paris – 10 avril 2010


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