#COVID-19 | Henry Marty-Gauquié : « La formule du confinement retenue en France paraît économiquement intenable, socialement injuste et sanitairement incertaine »
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Une contribution de Henry MARTY-GAUQUIÉ
Directeur honoraire de la Banque européenne d’investissement (BEI)
Membre du Groupe d’analyse JFC Conseil
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Titre originel | Covid-19 : réflexions sur les conséquences économiques,
sociales et humaines de la crise
Les développements successifs de la crise sanitaire du Covid-19 ont créé un double choc de l’offre et de la demande au niveau mondial : par la décision du confinement de la région de Wuhan, la Chine a provoqué l’arrêt brutal de la production de nombreux sous-traitants d’industries occidentales et la désorganisation des chaînes de valeur associées. Parallèlement, le choc de la demande résulte de l’effondrement des secteurs directement touchés par la crise chinoise (transports, tourisme), amplifiés par les mesures de confinement prises par les pays occidentaux ayant réduit drastiquement leur activité économique.
La crise sanitaire a en effet amené les pays concernés à proclamer des mesures d’urgence, « quoiqu’il en coûte » : orientées vers un surcroît indispensable des dépenses de santé, la prise en charge par les deniers publics des effets du chômage partiel et l’aide aux entreprises, prioritairement les PME.
Les budgets consacrés portent sur des montants significatifs : 100 milliards d’€ en France, 60 en Allemagne, 200 en Italie (1) et 2 200 milliards de US$ aux États-Unis. Ces montants, qui sont appelés à augmenter, accroitront d’autant les déséquilibres des finances publiques et les besoins d’emprunts des États. La France sera ainsi en récession d’au moins 6 % du PIB (soit une perte de valeur d’environ 180 milliards d’euros, auxquels il faut ajouter la perte des ressources fiscales associées, soit une quarantaine de milliards) devant conduire à un déficit budgétaire de l’ordre de 8 % du PIB.
Cette crise, bien que de nature très différente de celle de 2008, présente deux similarités : la question du refinancement de certaines dettes publiques (et donc la crédibilité de la Zone €) et une éventuelle crise des crédits bancaires, en raison du grand nombre de faillites à venir et de l’appréciation incomplète des risques. Au total, on peut estimer que le besoin d’emprunt des pays européens sur les marchés financiers sera de l’ordre de 1 500 milliards, auquel il faudra ajouter le besoin d’émission américain (2 000 milliards au moins), etc.
Au niveau mondial, on s’achemine donc vers un « scénario à la japonaise », celui d’une croissance durablement atone, d’un surendettement public et privé en partie nourri par de la création monétaire, des inégalités et des tensions croissantes. L’ONG Oxfam estime que 500 millions de personnes pourraient passer sous le seuil de la pauvreté et l’OIT (Organisation Internationale du Travail) que 1,2 milliard d’emplois sont en situation de précarité dans le monde, dont 5 millions dans les pays arabes et 12 millions en Union européenne.
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Le double message de la Chine
au monde occidental
La décision de confiner une population (et pas seulement les personnes malades ou fragiles) est par nature politique. La Chine, après avoir tenté de cacher l’épidémie pendant six semaines puis de mentir sur son ampleur, a envoyé au monde occidental un double message : celui d’une image de responsabilité (« en confinant notre population, nous tentons de sauver le monde ») et celui d’une mise en garde : « vous dépendez de nous pour assurer votre mode de vie, alors cessez de nous menacer ».
Cette première étape à été suivie d’une « diplomatie de la solidarité » : envoi de matériel et d’experts sanitaires, offre de prêts, etc., aux pays européens les plus fragilisés, Italie au premier chef.
En France, la décision de confiner fut également politique, avec un double objet : technique, pour mobiliser la population sur la gravité de la situation et donner du temps à l’appareil de soins pour s’organiser ; politique, pour tenter de redresser la courbe de popularité du pouvoir affaibli par deux années de conflits sociaux, de réformes et de perte de crédibilité de la parole publique.
Si le premier objectif semble, à l’évidence, rempli, les études d’opinion renseignent que l’amélioration du second est éphémère. On aurait pu pourtant s’attendre à ce que la gouvernance d’un pays très développé ait mieux évalué les effets négatifs du confinement massif dans une démocratie : outre les aspects économiques, l’accroissement des inégalités (dans le domaine scolaire, de l’accès au numérique, du logement, de la garde des enfants, etc.) ; la montée en flèche des violences à l’encontre des femmes, des enfants, des personnes fragiles ; la disruption des soins aux autres malades ; les situations individuelles de détresse sanitaire ou sociale ; les désorganisations logistiques ; les faillites d’entreprises, etc.
Pourquoi la sortie du confinement
est rendue « si complexe »
Certes, la Chine ayant établi le paradigme du confinement comme moyen curatif de l’épidémie, et l’Espagne comme l’Italie y ayant eu recours, il paraissait difficile de renoncer à cette formule pour la France.
Cependant, nous aurions pu, comme dans d’autres pays, mettre en place un confinement très différencié préservant le maximum d’actifs par l’observation systématique des gestes barrière et la recherche sur les lieux de travail des symptômes (en attendant la disponibilité des moyens de dépistage) ; le confinement n’aurait strictement concerné que les plus fragiles, les malades ou suspects de maladie.
Quoiqu’il en soit, la formule [du confinement, ndlr] retenue en France paraît économiquement intenable, socialement injuste et sanitairement incertaine comme en témoigne la part réduite (moins de 15 %) de la population ayant été en contact avec le virus, loin des 60 % nécessaires pour assurer la résistance naturelle de la population en cas de seconde vague.
C’est cet ensemble de déficiences qui rend si complexe la sortie du confinement en France et son manque de clarté qui, par ailleurs, péjore les efforts de la Commission européenne pour mettre en place une sortie coordonnée des confinements et une protection renforcée des frontières de l’Union.
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« Réorganiser un monde meilleur »
Lorsque tout cet épisode sera arrivé à son terme, il conviendra d’en tirer les leçons pour réorganiser un monde meilleur ; celles-ci me paraissent au nombre de cinq :
> Il nous faut plus d’Europe - Comme en 2008, les institutions européennes ont rapidement réagi (2), mais les dissensions entre les États ont encore donné de la voix et ce n’est que sur le plus facile que l’accord s’est rapidement dessiné : refinancements et garanties européens pour venir en aide aux PME/TPE (à hauteur potentielle de 200 milliards) ; participation de l’UE à la prise en charge publique de l’indemnisation du chômage partiel (jusqu’à 100 milliards, financés par l’emprunt).
Plus difficiles ont été les débats pour préserver l’intégrité de la Zone euro : il a fallu négocier jusqu’au 9 avril pour établir un mécanisme de mutualisation de la dette publique liée à la crise afin d’éviter la faillite sur les marchés d’un ou plusieurs États de la Zone €, l’Italie en premier lieu (3).
Toutefois, le plafond défini par l’accord (240 milliards d’euros) ne correspond qu’à un peu plus que la moitié des besoins de refinancement de l’Italie sur les marchés cette année ; en cas d’aggravation, il faudra donc le renforcer et il devient à présent clair qu’il serait nécessaire de faire évoluer le MES pour en faire un Fonds Monétaire Européen.
En revanche, l’accord n’est pas encore trouvé pour doter l’Union d’un budget contracyclique d’un poids significatif pour assurer un niveau élevé d’investissements prioritaires à qui les milliards mobilisés pour surmonter la présente crise vont manquer. Certes, ces dernières années, les investissements dans les domaines de l’adaptation climatique, de l’innovation et du développement social et humain avaient bénéficié du « Plan Juncker » ; mais l’instrument est de nature bancaire et n’était que partiellement adapté à ces secteurs restés sous-investis, comme l’impréparation du secteur hospitalier à la gestion de la pandémie vient d’en donner la cruelle illustration, dans plusieurs pays européens.
> Il nous faut également plus d’Europe pour notre relation avec notre voisinage méridional et oriental, toujours si dépendant économiquement de l’économie européenne, déjà si durement touché par la précédente crise et par le retour des logiques d’ordre totalitaires, génératrices de conflits et de répressions.
Certes, la Commission a proposé une action spécifique pour l’Afrique proche du milliard d’euros, ainsi qu’un mécanisme de garanties aux entreprises, mais ces pays sont menacés tant par la chute du prix du pétrole que par la récession européenne qui risquent de faire basculer un tiers de la population en pauvreté (4) ; sans évoquer les conséquences des conflits endémiques (Irak, Syrie, Yémen, Libye, Donbass).
À l’aune de ces fragilités, la pandémie ne peut qu’avoir des effets dévastateurs qui, cependant, seront sans doute moins importants que les conséquences humaines de notre propre effondrement économique. C’est donc moins leur montant qui continue de rendre nos aides inopérantes en Méditerranée et Europe orientale, que notre absence de vision et d’offre politique pour notre voisinage et aux grands acteurs régionaux concernés (Russie, Turquie, Iran). Ici encore, l’UE s’est doté des outils juridiques et politiques par le Traité de Lisbonne ; il ne lui manque que l’unité pour rendre ces progrès opérationnels.
> Il nous faut une meilleure démocratie - Depuis trente ans en Europe, c’est-à-dire depuis la chute du Mur de Berlin et la révolution numérique, notre exercice de la démocratie s’est borné à ses aspects formels (élections), exprimés suivant des critères plus émotionnels que rationnels.
Nous avons ainsi libéré nos classes politiques de leur devoir de réfléchir à l’organisation de la société, d’anticiper les besoins devant être servis, de prévenir et curer les grands risques, qu’ils soient climatique ou sanitaire, cybercriminel ou terroriste. Ayant pour objet principal dans l’exercice du pouvoir de neutraliser les instances représentatives et les contre-pouvoirs, nos politiques ont également abdiqué leur responsabilité de veiller à la crédibilité de l’action publique.
Le résultat en fut une vie politique compassionnelle et instantanée, servie par une bureaucratie hypertrophiée et procédurière, incapable d’anticiper la gestion de crises. Souhaitons que cette épreuve amène les électeurs à manifester plus d’exigence envers les partis en matière de gestion de l’humain, des territoires et de l’environnement plutôt que de se satisfaire de distributions catégorielles de minima financiers, en attendant chacun son tour pour en bénéficier.
> Il nous faut revisiter la mondialisation - la crise que nous vivons reflète largement, dans ses effets, les décisions que les États ont précédemment prises ou laissé prendre. La recherche du profit au-dessus de l’humain est la conséquence d’un secteur financier hypertrophié ; le développement de chaînes de valeur globales résulte des politiques commerciales ultra-libérales où la répartition des intérêts stratégiques se fait par le coût et non par la valeur pour le donneur d’ordre. L’instabilité actuelle des marchés financiers reflète sans aucun doute la prise de conscience de cette réorganisation à venir, mais aussi son incapacité à anticiper selon quelles priorités et à quels coûts cette réorganisation sera effectuée.
Il est urgent d’y réfléchir et, pour ce faire, de revenir à la coopération internationale et au multilatéralisme tant décrié par les populistes et les nationalistes. Cette « révision » sera le fait d’une multiplicité d’acteurs : les États, sans oublier la Chine et les États-Unis, probablement réunis successivement au sein de plusieurs instances à revoir ou à renforcer (ONU, FMI, UE, G8, G20), les Entreprises, les sociétés civiles ; elle prendra du temps et devra être assimilée par les marchés. Mais, dans la crise présente, il est frappant de constater combien peu de place a été donnée aux institutions comme l’OMS ou à la coopération internationale ; chacun pour soi, la crise a d’abord été gérée au niveau national avec de vieux leviers comme la fermeture des frontières nationales.
> Enfin, il nous faut apprendre à prévenir et gérer l’encombrement - Depuis la société de consommation et accélérées par l’économie numérique , nos pratiques sociétales ont généré des encombrements coûteux en termes de consommation d’espace et d’énergie ; on pense bien sûr à la multiplication de déplacements, aux hyper-rassemblements lors de manifestations sportives mondialisées, mais aussi au stockage de données numériques quasi infini et plusieurs fois dupliquées inutilement ; et il y a bien d’autres exemples dont ceux illustrés par la consommation excessive de notre environnement : étalement urbain, artificialisation des sols, privatisation d’espaces naturels, etc.
Les vingt dernières années ont démontré que le marché ne sait pas réguler ces déviances par le seul instrument du prix ; il faudra donc réfléchir à des formes collectivement acceptées et démocratiques de régulation, faute de quoi les thromboses générées vont déclencher des pratiques totalitaires, que certains aspects sociétaux de cette crise ont commencé d’esquisser…
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1 - En Italie, les garanties publiques sont comptabilisées hors budget puisque le risque est considéré comme notionnel. Pourtant, les règles comptables imposent qu’une garantie soit nantie ou provisionnée.
2 - La Commission a proposé un mécanisme de prise en charge du coût du chômage partiel (SHURE), une révision et augmentation du budget en cours, une initiative d’urgence pour aider l’Afrique à lutter contre la pandémie et un mécanisme de garanties bancaires pour les entreprises africaines, des coopérations sanitaires en faveur des pays européens les plus touchés, etc. La BCE a confirmé la relance à grande échelle de son programme d’achats de dettes privées ou publiques sur les marchés. Le Groupe BEI a proposé d’étendre très fortement ses systèmes de refinancement et de garanties au secteur bancaire en faveur des PME/TPE européennes.
3 - L’accord du 9 avril entre les Ministres des Finances de la Zone € porte sur l’activation du MES (Mécanisme européen de stabilité) afin de permettre aux Etats de la Zone d’emprunter jusqu’à hauteur de 2 % de leur PIB pour le financement de « mesures préventives ou curatives liées à la pandémie ». Le Conseil Européen (chefs d’Etat et de Gouvernement) devrait ratifier cet accord le 23 avril 2020. Pour l’instant, aucune décision relative à l’aide aux pays tiers n’a été considérée par les ministres des finances.
4 - L’ONG Oxfam estime dans un récent rapport qu’il y a un risque de recul de 30 ans de lutte contre la pauvreté en Afrique du Nord.
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