CAAP 15 / Jérémie TAÏEB, Directeur de TIKVA Partners : « Pour favoriser le développement ferroviaire en Afrique, il est essentiel de se concentrer sur la rentabilité minière »
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Une contribution de Jérémie TAÏEB pour AfricaPresse.Paris (APP)
@africa_presse
[Version écrite par l’auteur de son intervention durant la CAAP 15]
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Lorsque je parle de chemin de fer en Afrique, je fais spécifiquement référence au ferroviaire minéralier. Le transport ferroviaire de passagers, bien qu’indispensable aux populations locales, est une délégation de service public non rentable, quel que soit le pays dans le monde. Cependant, avant de réfléchir à son utilité sociale, il faut d’abord considérer sa rentabilité économique. Sans les mines, aucun investisseur ne mettra le moindre dollar sur la table.
Prenons l’exemple du projet Africarail, que j’accompagne au sein du comité stratégique ferroviaire et minier. Ce projet, qui vise à relier le Bénin, le Niger, le Burkina Faso et le Togo, repose essentiellement sur la rentabilité des ressources minières : le minerai de fer de la mine de Say au Niger et le minerai de manganèse au Burkina Faso : deux composants indispensables pour faire de l’acier. Sans ces mines, personne ne s’intéresserait à financer le chemin de fer dans cette région. Pourtant, Africarail est un projet rentable, et je crois fermement à la formation d’un consortium franco-chinois pour sa réalisation, même si la majeure partie du projet sera pilotée par la Chine.
Pour rappel, les États-Unis, aujourd’hui dotés du plus grand réseau ferroviaire au monde (250 000 km de voies), l’ont développé en réponse aux besoins d’acheminement de charbon et d’acier à leurs débuts. D’ailleurs, aucun pays ne peut s’industrialiser sans chemin de fer.
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Les freins au développement
ferroviaire en Afrique
Le principal problème en Afrique est que les projets de développement se concentrent uniquement sur les capitales, au détriment des connexions interurbaines et rurales. À l’inverse, la Chine, qui dispose de 150 000 km de voies ferrées et du plus grand réseau de trains à grande vitesse au monde (42 000 km), a compris l’importance de relier villes et campagnes.
Grâce à cette infrastructure spectaculaire développée en seulement quinze ans, la Chine a favorisé l’émergence d’une véritable classe moyenne, représentant aujourd’hui 20 % de sa population.
En Afrique, le chemin de fer reste sous-développé, car il repose presque uniquement sur l’extension ou la réhabilitation des infrastructures coloniales.
Depuis la décolonisation, quasiment aucune nouvelle ligne n’a vu le jour. Pourquoi ?
1. Priorité donnée aux routes - À la décolonisation, les États ont logiquement privilégié les routes bitumées, plus abordables à court terme. Mais cette vision comptable masque un fait crucial : si construire une route coûte environ 1 million d’euros par kilomètre contre 3 à 4 millions pour le rail, les routes nécessitent une rénovation tous les 7 ans en moyenne, contre 50 ans pour le rail. Sur des distances supérieures à 400 km, le rail devient plus rentable.
2. Incompatibilité des écartements - Le réseau ferroviaire africain est marqué par des différences d’écartement héritées des puissances coloniales :
• Le chemin de fer colonial français (écartement de 1 000 mm)
• Le Cape gauge des colonies britanniques (1 067 mm)
• Le standard international (1 435 mm).
Ces différences, intentionnellement instaurées pour des raisons géopolitiques afin qu’en cas de conflit une puissance coloniale ne puisse pas raccorder son réseau ferré à l’autre, compliquent aujourd’hui l’intégration des réseaux. Pour tout nouveau projet, seul l’écartement standard international doit être envisagé.
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Qui est responsable du retard
ferroviaire en Afrique ?
La responsabilité incombe principalement aux États, qui ont manqué de vision prospective et de compréhension des enjeux financiers et géopolitiques mondiaux. Sur les 54 pays du continent, si la majorité n’a presque rien fait depuis la décolonisation, ce n’est pas un hasard… Les Chefs d’État ont aveuglément fait confiance à des institutions internationales comme la Banque mondiale. Alors que cette dernière, qui est pilotée par les États-Unis, par crainte de voir émerger des puissances rivales exploiter les minerais stratégiques, n’a jamais encouragé le développement ferroviaire en Afrique.
Prenons l’exemple du projet Simandou, en Guinée. Alors qu’un groupe australo-britannique avait obtenu les droits d’exploitation, il était clair que leur objectif n’était pas d’exploiter la mine, mais de garantir un prix élevé du minerai de fer sur le marché mondial (150 $/tonne). Puisque l’Australie détient 30 % des réserves mondiales de fer et doit d’abord écouler son fer.
On en revient à la responsabilité des États, qui n’ont pas compris que lorsqu’une entreprise privée prend part à un projet minier, il y a deux intérêts possibles : soit le développer, soit empêcher ses rivaux de le développer.
Cependant, le Général Doumbouya a permis un accord entre les Australiens et les Chinois, principaux consommateurs de fer, pour débloquer ce projet stratégique. Car les chinois qui consomment et produisent 50 % du fer mondial en ont besoin pour leur croissance économique.
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Développer le rail en Afrique :
une stratégie à repenser
Pour favoriser le développement ferroviaire en Afrique, il est essentiel de :
1. Se concentrer sur la rentabilité minière - Le rail doit avant tout servir l’exploitation minière, principal moteur de rentabilité.
2. Confier le pilotage au secteur privé - Les États et les organisations internationales doivent jouer un rôle de facilitateur, mais la gestion doit rester privée pour garantir efficacité et performance.
3. Accélérer les processus juridiques et techniques - Les projets ferroviaires sont de long terme, et il est impossible de garantir le risque sur trente ans. Il est donc inutile de perdre trop de temps sur les études de faisabilité, surtout si des études sérieuses, comme celles du BRGM, ont déjà identifié des ressources rentables, il y a plusieurs décennies. On ne risque pas de trouver moins de minerais qu’à l’époque puisque le sous-sol n’a pas changé…
4. Créer des partenariats gagnant-gagnant - Les bénéfices financiers doivent être suffisamment équitables pour éviter des arbitrages coûteux entre les parties prenantes.
Par conséquent, pour faire du rail une réalité en Afrique, il faut un alignement stratégique entre vision économique, intérêts géostratégiques et partenariats internationaux solides.
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