L’ode à Beyrouth, par Le Pr Antoine Courban
Beyrouth, la ville au milieu des mers
Livre d’Ezéchiel, oracle contre Tyr :
« Qui était pareille à Tyr, comme une citadelle au milieu de la mer ? (27 : 32) … Maintenant que tu as fait naufrage [ … ] Les marchands des peuples étrangers sifflent en te voyant : tu es un objet d’épouvante, anéantie pour toujours ! (27 : 34-36) [ … ] Tu mourras sous les coups de l’étranger, c’est moi qui le dis (28 :10) ».
Avant ce sinistre présage, Ezéchiel compose un chant élégiaque en l’honneur de Tyr qu’on peut aujourd’hui entonner, sans rien y changer, pour Beyrouth, la ville qu’on assassine,. « Tyr (Beyrouth), tu disais : je suis un navire d’une beauté parfaite. Au milieu de la mer est ton domaine (27 : 4) [ … ] Tes sages, Tyr (Beyrouth) te servaient de pilotes … Tous les vaisseaux de la mer, avec leurs matelots, venaient chez toi pour faire du trafic (27 : 9) ».
La ville tournée vers le large
Beyrouth, vulgaire cap rocheux, devenue au fil des siècles une avancée urbaine au milieu des flots. Beyrouth, la ville-navire. Beyrouth la Ville-Mère, celle dont Nonnos de Pannopolis [1] disait : « [elle] protège du rempart de ses lois toutes les cités du monde » afin d’en éloigner la discorde qui défait les États.
Beyrouth, la ville des puits d’eau et des jardins fleuris qu’affectionnait le Sultan Abdul-Hamid. Beyrouth, la « perle de la couronne ottomane » comme aimait à le répéter l’empereur Guillaume II de Prusse. Beyrouth, capitale du « dernier lampion de Byzance » comme disait Camille Aboussouan à propos du Liban.
Beyrouth, la ville-monde comme le furent jadis Antioche, Alexandrie, Constantinople ou Venise. Beyrouth, phare de l’arabité levantine, épiphanie de toutes les cultures et de toutes les religions de la Méditerranée.
Beyrouth, cité convoitée, ville maudite, ville meurtrie, qui du milieu des flots séduit et nargue tous les tyrans du continent. Les ennemis de l’urbanité citadine et de la civilité patricienne n’aiment pas la brise du large qui caresse la capitale libanaise de la fraîcheur de la liberté. Ils préfèrent la rudesse du vent des steppes, la gangue boueuse des sols en jachère et la rigidité inflexible des territoires « identitaires ».
Comment dire le Liban de demain sans Beyrouth, la métropole héritière de Tyr. Comment penser un Liban de demain sans les flux et les réseaux ?
Comment imaginer un pays, dans vingt ans, en s’obstinant dans la logique mortelle des identités tribales et de leurs territoires ? Du IV° au XIII° siècle, seule Constantinople fut une puissance maritime contrôlant tous les flux commerciaux qui convergeaient vers la Méditerranée.
Ni Damas, ni Bagdad, ni Le Caire, ni aucune autre ville n’avaient le regard tourné vers la mer. Tachkent, Samarcande et les agglomérations caravanières n’étaient que des villes d’étapes et non des puissances. Seule entre toutes, parce que tournée vers la mer, Constantinople fut la ville-reine, aboutissement de toutes les routes commerciales, celles des caravanes et celles des navires marchands.
Le modèle de Venise
Nul ne pouvait rivaliser avec Byzance jusqu’à ce que sa fille préférée, Venise, prit la relève. Venise la mercantile ; Venise félonne et perfide ; Venise la patronne des Echelles ; Venise qui poignarda mortellement Byzance. Parce que Constantinople n’avait pas compris que quelque chose avait changé, son destin était irrémédiablement scellé. Malgré son site unique, au carrefour des mers, Constantinople, la Nouvelle Rome, demeurait fidèle à l’idéologie territoriale de l’ancienne Rome. Elle maintint coûte que coûte une dynamique centripète : tous les chemins mènent à Rome. Alors que Venise l’ingénue adopta résolument une stratégie opposée, une dynamique centrifuge.
Blottie à l’abri de sa lagune, elle s’exporta partout, par ses comptoirs, par ses représentants, par sa flotte. Constantinople demeurait hantée par le fantasme du centre, de cette verticalité hiérarchisée. Venise, au contraire, avait compris que la Cité pouvait être, non un ordonnancement géométrique en un lieu donné, mais une nébuleuse réticulaire, en permanente métamorphose. Venise la Sérénissime avait compris que l’espace de la Cité dépasse largement le territoire urbain et que chacun emporte « sa » cité à la semelle de ses chaussures.
Italo Calvino raconte une entrevue extraordinaire entre Marco Polo et l’empereur Kublaï Khan :
– « Sire, désormais je t’ai parlé de toutes les villes que je connais.
– Il en reste une dont tu ne parles jamais.
Marco Polo baissa la tête.
– Venise, dit le Khan.
– Chaque fois que je fais la description d’une ville, dit Marco Polo, je dis quelque chose de Venise […], pour distinguer les qualités des autres, je dois partir d’une première ville qui reste implicite. Pour moi, c’est Venise. »
Liban, pays-métropole des flux et des réseaux
Dans la foulée de Marco-Polo, en écho à Calvino [2] et à Braudel, Jacques Beauchard parle de la « leçon de Venise » pour dire le Liban et la ville de Beyrouth, devenue bien malgré elle le paradigme du conflit central de la globalisation, celui du territoire contre la ville.
À l’heure de l’éclatement des frontières et de l’extension chaotique des espaces transactionnels, on ne peut plus penser la ville comme un ordre géométrique. Elle est devenue une nébuleuse de réseaux dont les frontières sont en perpétuel mouvement. Une chanson récente parle des « zaïms qui ont quitté le Liban » et qui voguent sur un navire sans espoir de retour. Malgré son côté provocateur, cette chanson comporte une part de sagesse car les « zaïms » ne s’occupent que du territoire, la ville n’est pas leur affaire. C’est pourquoi ils empoisonnent le Liban. La scandaleuse et meurtrière occupation du cœur de Beyrouth illustre cette triste vérité.
Liban de demain ? Nous nous gargarisons à répéter inlassablement, après Jean-Paul II, que le Liban est un message. Nous oublions cependant que tout message a besoin d’un messager, d’un flux qui l’achemine ou d’un réseau qui le multiplie. Calvino, Braudel et Beauchard retiennent Venise comme la ville des villes, ou la ville-route par excellence, l’emblème paradigmatique de la ville où fleurit l’urbanité qui ouvre vers la Cité. Mais pour l’arrière petit-fils de Byblos et de Sidon, pour l’héritier d’Antioche et de Byzance, la leçon du Liban de demain est celle de l’antique Tyr.
Beyrouth des réseaux du commerce, Beyrouth des flux de l’information, Beyrouth des espaces transactionnels d’échange, tel est le Liban de l’avenir.
Ni carrefour des continents, ni pont entre Orient et Occident mais un Liban de métropoles urbaines, de métropoles maritimes entièrement tournées vers le large et vers lesquelles convergent toutes les routes du Levant.
Tyr d’hier, Venise de demain
Ce bref rappel historique n’a d’autre but que d’ouvrir les esprits, ceux des citoyens ordinaires comme ceux des politiques, de les détacher de la gangue terrienne, communautaire et paysanne, qui marque leur réflexion au fer rouge. Le Liban de demain, c’est un pays-métropole, galaxie de flux et de réseaux.
C’est d’abord Beyrouth seule en mesure de rivaliser, à l’orient de la Méditerranée, avec Barcelone, la ville qui monte et qui s’étend en Méditerranée occidentale. Le Liban de demain, c’est celui des pôles métropolitains fussent-ils chaotiques et nébuleux : Beyrouth, cœur d’une agglomération maritime qui va de Sidon à Byblos et, pourquoi pas, de Tyr à Tripoli.
L’échec cruel du présent pourrait peut-être permettre un autre regard sur le Liban en vue de libérer Beyrouth, cette ville-monde de l’épaisseur terrienne dans laquelle elle est enfermée et condamnée. Le rappel de Tyr contribuera à détourner les paysans urbains que nous sommes de la clôture de nos champs, au profit de l’immensité de l’horizon maritime et des flux des échanges. Beyrouth, la ville au milieu des mers, sera alors le phare de Damas en Méditerranée.
Grâce à cela, sur les autoroutes de l’information et le long des flux d’échanges que les Libanais, tant résidents que ceux de la diaspora, auront tissés à partir de Beyrouth, le monde pourra connaître le contenu du message « Liban » : la « convivance » [3] Alors, nos identités de clocher cesseront d’être meurtrières parce qu’elles seront redevenues ce qu’elles n’ont jamais cessé d’être : un non-sens.
Antoine COURBAN
Docteur en Médecine
Professeur d’Histoire et Phiolosophie des Sciences Biomédicales
Chef du Département de Culture Générale
Directeur du Laboratoire d’Anatomie Humaine
USJ – Beyrouth
© Photos : Office de Tourisme du Liban