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B. de Saint-Laurent : « Les difficultés économiques des pays du Printemps arabe fragilisent les démocrates ! »

Tous pays EUROMED-AFRIQUE | 22 mai 2011 | src.VOXMED.FR
B. de Saint-Laurent : « Les difficultés économiques des pays du Printemps arabe fragilisent les démocrates ! »
Marseille -

Conseiller scientifique d’ANIMA Investment Network (plateforme multi-pays réunissant plus de 80 organisations de développement du bassin méditerranéen) Bénédict de Saint-Laurent nous livre ici une synthèse des travaux en cours d’ANIMA sur l’impact économique des révolutions arabes, et sur l’incontournable question corollaire : comment peut – doit – se positionner l’Europe pour accompagner au mieux ces changements ?

Photo ci-dessus : Bénédict de Saint-Laurent au IIIe Sommet des Leaders économiques méditerranéens, à Barcelone, le 4 juin 2010. © LeJMED.fr - juin 2010


[Entretien exclusif


Alfred Mignot – Bénédict de Saint-Laurent, vous venez de réaliser une revue des conséquences économiques des révolutions arabes. Quels en sont les points essentiels ?

Bénédict de Saint-Laurent – Le premier constat, d’ordre général, est que les révolutions arabes attirent davantage de sympathie auprès des opinions publiques, en particulier européennes, qu’auprès des investisseurs... Et même le public, aussi acquis soit-il à l’avancement de la démocratie, répugne parfois à y séjourner en tant que touriste. Dans le même temps, les travailleurs migrants venant du sud, source importante de financement extérieur, sont regardés avec méfiance par les gouvernements européens. Nous sommes en pleine ambigüité…


Alfred Mignot – Et sur le plan économique, quelles précisions nous apportent les indicateurs que vous avez explorés ? On imagine évidemment une situation relativement dégradée ?

Bénédict de Saint-Laurent – À court terme, l’impact des révolutions est en effet plutôt négatif pour l’économie des pays MED-11 (1). Toutes les recettes extérieures baissent -tourisme, envois des migrants, investissements étrangers. L’activité est souvent perturbée par un climat politique et syndical très revendicatif. Beaucoup d’entreprises tournent au ralenti. Malgré les perspectives lointaines d’amélioration – gouvernance, justice sociale, transparence – l’économie souffre et cela fragilise bien sûr ceux qui soutiennent la démocratie.

Dans notre domaine, les IDE, et surtout les partenariats avec les entreprises étrangères, enregistrent une baisse sensible depuis le début de 2011.

Plus précisément, d’après la note de conjoncture trimestrielle de Zoé Luçon, responsable au sein d’ANIMA de l’Observatoire ANIMA-MIPO, le nombre d’annonces de projets d’IDE dans les pays MED a diminué de 13 % en rythme annuel, au 1er trimestre 2011, avec 184 projets contre 845 au total en 2010. Les montants sont en revanche en hausse – 10 milliards d’euros annoncés contre 33,7 en 2010 –, mais cette hausse est due pour l’essentiel à la Turquie et à Israël. Les pays arabes sont en nette baisse.

Les partenariats d’entreprises enregistrent aussi un net recul : 76 annonces pour le 1er trimestre 2011, contre 511 au total pour l’année 2010 (-41 %). La chute est supérieure à 50 % dans les pays du Maghreb et du Machreck (sauf le Maroc, à -35 %). Il s’agit du premier recul dans l’évolution des partenariats depuis que nous les suivons, c’est à dire depuis 2003.

Enfin, les fonds mobilisés par le capital-investissement sont également en baisse depuis le pic observé en 2007 et malgré un redressement en 2010. Sur le premier trimestre 2011 et selon l’observatoire ANIMA-MedFunds, les créations de fonds baissent de 50 % en rythme annuel.


Alfred Mignot – En quelle manière les pays particulièrement concernés par le Printemps arabe sont-ils plus affectés par ce recul général ?

Bénédict de Saint-Laurent – La Tunisie, l’Égypte et la Libye connaissent les baisses les plus sévères des nombres de projets d’IDE : -25 % pour la Libye et -50 % pour la Tunisie et l’Égypte au premier trimestre 2011 par rapport au T1- 2010. En termes de montants, les annonces diminuent même davantage (environ -70 % pour l’Égypte et la Libye), sauf en Tunisie qui continue d’accueillir des investissements (offshore, donc peu concernés par la situation domestique) dans le secteur des hydrocarbures (OMV, ENI).
En Égypte, seules quatre annonces ont été enregistrées après la chute du pouvoir en février 2011 . En Libye, aucun projet n’a été détecté depuis une prise de participation qatarie dans une banque en janvier 2011.

La Syrie, quant à elle, subit une baisse de deux tiers des intentions d’investissement en nombre de projets au T1 2011 par rapport au T1 2010. La baisse est d’un tiers en Jordanie, où les troubles ont été davantage contenus.


Alfred Mignot – La relative stabilité du Maroc, dont le Roi a annoncé des réformes, permet-elle au Royaume d’enregistrer de meilleures performances ?

Bénédict de Saint-Laurent – Oui, toujours d’après le bilan de ma collègue Zoé Luçon, le Maroc se démarque des autres pays MED en enregistrant la seule hausse significative en nombre de projets d’IDE avec 37 annonces au T1-2011, mais tout de même avec des montants en deçà des niveaux d’avant crise, à moins de 500 millions d’euros.

Les autres pays qui semblent bénéficier d’une situation relativement protégée, ou en tout cas apparemment stable jusqu’ici, comme la Turquie, Israël, le Liban et l’Algérie, continuent d’enregistrer de bonnes performances.

La Turquie conserve pour sa part la tête du palmarès (52 projets et 4,3 milliards d’euros annoncés). En Israël, après le record de 2010 (179 annonces de projets), le rythme se maintient (montants dépassant déjà 3 milliards d’euros, contre 4,5 au total pour l’année 2010). A eux deux, Israël et la Turquie attirent les trois quarts des montants annoncés dans la région MED, un record absolu depuis la création de l’observatoire MIPO.


Alfred Mignot – Outre la forte baisse des IDE, plusieurs pays du Printemps arabe sont aussi confrontés à la dégradation des notations, des recettes externes et des valorisations boursières…

Bénédict de Saint-Laurent – Effectivement, les agences de notation ont immédiatement abaissé la note de la Tunisie, de l’Égypte et de la Libye, rendant plus coûteux l’accès au financement des projets et des entreprises.

Pour la Tunisie, elles estiment par exemple que l’impact économique se traduira par une baisse de 3 à 4 % du PIB en 2011. La plupart des grands opérateurs (Banque mondiale, etc.) estiment qu’au mieux le PIB de 2011 sera légèrement positif, contre 4 à 5 % escomptés avant la révolution.
Quant à la Libye, selon une estimation Coface d’avril 2011, elle subira une très violente contraction de l’activité d’au moins 15 %, elle est donc quasiment classée en "spéculatif". La note de la Syrie (C) est aussi « mise sous surveillance négative, compte tenu de l’amplification de la contestation politique dans un environnement des affaires déficient » écrit encore cette note Coface.

Même dans les pays moins touchés, un impact existe à travers le rapatriement de nombreux migrants, la baisse des exportations, la hausse du prix de l’énergie, l’annulation ou le gel de projets. Tout cela est bien sûr incomplètement compensé par l’aide internationale. En attendant ce que va décider éventuellement le G8, saisi de suggestions pour un "paquet" en faveur des nouvelles démocraties.


Alfred Mignot – Qu’en est-il des autres ressources externes, comme le tourisme ? Et quelles sont les conséquences sur l’équilibre des comptes ?

Bénédict de Saint-Laurent – Selon les autorités, la baisse des recettes touristiques a été de 40 % en Tunisie et de 25 % en Égypte au 1er trimestre 2011. Les transferts des migrants tunisiens ont accusé une baisse de 12 % au T1-2011. En Égypte, les autorités craignent une baisse de 25 % en 2011 par rapport aux transferts de 2010. Il faut dire que l’Égypte venait déjà de subir en 2009-2010 la crise du Golfe, avec le rapatriement de nombreux travailleurs basés par exemple à Dubaï.

Dans le même temps, les gouvernements ont été quasiment contraints d’annoncer des plans sociaux, le maintien de tarifs subventionnés pour certains produits de base, des augmentations de salaire (à l’instar du privé), et certaines embauches, pour les jeunes en particulier.
Au contraire de l’Algérie, qui peut se permettre une « ardoise » alourdie de 25% pour acheter la paix sociale, la Tunisie ou l’Égypte disposent de recettes d’hydrocarbures (ou de phosphates) qui n’ont rien à voir avec le pactole algérien. En outre, en Tunisie, les hausses de salaire, bien que justifiées, mettent à mal un modèle industriel souvent basé sur la sous-traitance à bas coût, dont d’ailleurs les responsables ne veulent plus vraiment.

Dans ce contexte, une aide du FMI – une douzaine de milliards de dollars – a été demandée cette semaine par l’Égypte, et la Tunisie va probablement suivre.
Les bourses de valeurs ont perdu, depuis leurs plus hauts trimestriels, jusqu’à 20 % de la capitalisation.
La bourse turque a perdu, elle, près de 16 %. Les bourses libanaise, jordanienne et syrienne – d’ouverture toute récente – ont perdu environ 10 % au T1 2011. Seules les bourses marocaine et israélienne n’ont perdu qu’environ 5 %, tout ceci à une période où les bourses mondiales se sont plutôt bien comportées, avec une hausse de l’ordre de 10 % en moyenne.


Alfred Mignot – On ne sait pas encore ce qu’il sortira du Sommet du G8, où l’Égypte et la Tunisie ont été invités, mais les institutions européennes, la BEI-FEMIP, la France ou encore l’Italie ont depuis quelques semaines déjà annoncé leur intention de soutenir fortement la « transition démocratique » dans les pays arabes sud méditerranéens. Pensez-vous que la mobilisation soit à ce jour à un niveau suffisant ?

Bénédict de Saint-Laurent – On peut en tout cas observer que les appels bien intentionnés à investir en Tunisie ou en Égypte – pays devenus « fréquentables », donc à encourager – sont pour le moment assez peu écoutés des investisseurs. La situation reste souvent confuse sur le plan politique et les entreprises ne détestent rien autant que l’incertitude.

En revanche, jusqu’ici les mouvements populaires paraissent neutres sur la question du nationalisme économique, et les entreprises étrangères ne sont pas du tout visées… L’opinion semble au contraire plutôt favorable au modèle occidental, ou à une européanisation à la turque.
Ce que les gens veulent surtout, c’est des dirigeants qui sachent faire bien fonctionner l’économie, sans biais, en donnant leur chance à ceux qui entreprennent ou qui travaillent sérieusement.
Il n’en reste pas moins qu’à court terme, l’impact économique des révolutions arabes n’est pas favorable. Les recettes diminuent, le chômage et les prix augmentent, le système de décision est désorganisé. Ces difficultés fragilisent les démocrates !


Alfred Mignot – Estimez-vous que l’Europe a adopté la posture adéquate face au Printemps arabe ?

Bénédict de Saint-Laurent – L’Europe devrait se réjouir du caractère citoyen et non théocratique de révolutions où elle retrouve ses valeurs. Pour une fois, les difficultés arabes ne trouvent pas leur origine dans l’existence d’Israël ou dans les méfaits de la colonisation... Il faut saluer cette adhésion au principe de réalité, qui témoigne de la montée d’une nouvelle génération.

Or l’Europe est, en cette affaire, quelque peu schizophrène : l’Union européenne trouve à la fois sympathique le mouvement des pays MED vers la démocratie et voudrait les aider... et en même temps, elle rehausse ses barrières à l’entrée de migrants qui sont pour une large part de pures victimes des crises en cours. Paradoxalement, l’Europe se raidit, a la frousse, ne voit pas l’opportunité – il faudrait même paraphraser, « l’Europe ne ressent pas l’ardente obligation » ! – de concrétiser une vaste entité euro-méditerranéenne souvent mise en chantier, mais jamais vraiment aboutie. On a eu le Processus de Barcelone, puis le nouveau voisinage, puis l’Union pour la Méditerranée., que l’on essaie de relancer, bravo. Mais tout ça n’a marché qu’à 50%...


Alfred Mignot – Selon vous, est-ce que la responsabilité de ces demi-succès ou demi-échecs incombe à la seule Europe ?

Bénédict de Saint-Laurent – Non bien sûr. Les pays MED, en particulier la plupart de leurs dirigeants, ont une incapacité quasi-congénitale à s’entendre, à travailler ensemble. Chacun veut son petit dialogue privé avec l’UE. Personne n’est vraiment intéressé par les programmes régionaux (c’est à dire transnationaux), comme ceux sur lesquels nous travaillons. Ce faisant, les pays MED s’affaiblissent en tant qu’ensemble et disposent d’une faible capacité de négociation avec l’UE, ou dans le concert mondial.

Il serait essentiel de créer d’abord une entité économique et politique représentant les intérêts des pays MED – comme l’ont fait depuis des décennies l’ASEAN, le Comasur, la SADC ! Même le Maghreb n’y arrive pas vraiment... Du coup, les échanges intra-MED sont très faibles (7 % des échanges internationaux de MED), de même que les IDE intra-MED (3 %). On croit rêver, un village qui refuse d’échanger avec les villages voisins, mais qui va commercer avec des puissances au-delà des mers...

La responsabilité MED est donc réelle. Mais, comme toujours, c’est au plus fort, à celui qui a le plus de cartes en main, d’être le plus généreux et de prendre quelques risques. Sur toute la question des relations avec son sud — les frontières de l’Europe, ses racines, le statut des pays MED, l’accueil des migrants, la place de l’Islam dans la société... –, l’Europe hésite entre rejet et intégration : en termes politiques, comme le montre le débat sur la Turquie ; en termes financiers aussi, car les moyens accordés au rattrapage de ces économies restent très faibles par rapport aux fonds structurels accordés aux pays du centre et de l’est européen (PECO) avant le dernier élargissement de 2004. En gros, par habitant, les « sud-méditerranéens » reçoivent un trentième (!) seulement des crédits PECO, eux-mêmes représentant le tiers de ce qui fut attribué en son temps à l’Irlande, à la Grèce et au Portugal… Pas de quoi financer un quelconque rattrapage des pays MED... Ils pourront longtemps végéter...


Alfred Mignot – Quel est votre sentiment sur la déclaration d’Alain Juppé, indiquant qu’il voulait « refonder l’UPM », et que sa création avait été « une intuition prémonitoire » ?

Bénédict de Saint-Laurent – La Méditerranée est une grande chance pour l’Europe, qui n’a pas le choix de ses voisins, mais qui n’est pas si mal lotie : ceux-ci ont le potentiel de pays émergents et ils disposent de plusieurs mines d’or -leur jeunesse, leur civilisation, le soleil, le temps... et mille autres ressources rares. Une vraie fraternité existe aussi, très souvent, entre les deux rives, qui partagent une longue histoire commune.
Encore faut-il saisir cette chance, en respectant un partenaire avec lequel existent d’extraordinaires complémentarités, et en sortant de la crise « par le haut », c’est-à-dire en construisant autour de la Méditerranée un espace politique et économique ambitieux.

Le scénario le plus probable, qui consiste à laisser les voisins du sud se débrouiller plus ou moins seuls avec leurs problèmes -au prétexte qu’ils sont désorganisés et que ce serait leur faute-, ne revient qu’à repousser les échéances, en attendant des crises autrement plus sérieuses que ce qui se passe actuellement.

Le scénario souhaitable serait au contraire de faire de la Méditerranée un laboratoire concret d’expérimentation de solutions de développement durable – dont a besoin la planète entière, d’où un marché fantastique – mais qui sont absolument vitales dans l’espace clos et fragile qu’est le bassin méditerranéen.
Sans tomber dans l’angélisme, il s’agit, selon moi, et tout en intégrant les exigences de la globalisation, de systématiser – comme ce qui a été engagé par des programmes quelque peu prophétiques, comme le Plan Bleu Méditerranée ou Invest in Med – d’une part la notion de « Méditerranée région pilote pour la préservation de l’environnement naturel et de la culture » ; d’autre part les filières créatrices de valeur et d’emplois pour les deux rives, plutôt que de s’en tenir, par exemple, à la seule sous-traitance et à l’export ; et systématiser enfin le déploiement de solutions technologiques appropriées : faible coût, utilisation de ressources locales, priorité à la gestion de la demande (en eau ou en transport par exemple) sur la recherche d’offres nouvelles, logique de long terme.
La Méditerranée sera très vite épuisée si notre modèle productiviste et gaspilleur s’y généralise dans les 100 villes millionnaires prévues sur la rive sud à la fin de ce siècle.

C’est un magnifique projet pour la Méditerranée, mère de toutes les régions du monde...


[Un entretien exclusif
réalisé par Alfred Mignot

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1 - Pays MED-11 : ensemble de 11 pays du voisinage européen, soit neuf pays partenaires méditerranéens de l’UE (Algérie, Égypte, Israël, Jordanie, Liban, Maroc, Autorité Palestinienne, Syrie, Tunisie), un pays avec le statut d’observateur (Libye) et un pays en voie d’adhésion, la Turquie.

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Sur le même thème :
 « L’impact de la crise sur les pays MED, et trois scenarii d’avenir », par Bénédict de Saint-Laurent (décembre 2010)

 « L’équipe d’Anima pour la création d’une plate-forme MED pour les TPE-PME », par Bénédict de Saint-Laurent (juin 2010)

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