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Après la visite du Pape au Maroc / Quand une voix dissonante de l’extrémisme échoue à rompre la symphonie de la tolérance, par Lahcen HADDAD

4 avril 2019
Après la visite du Pape au Maroc / Quand une voix dissonante de l'extrémisme échoue à rompre la symphonie de la tolérance, par Lahcen HADDAD
« Quel plaisir de suivre le tableau exceptionnel à la portée humaniste et éthique profonde, livré par l’orchestre philharmonique marocain en présence d’Amir Al Mouminine et du Pape de l’Église catholique ! À l’instar de millions de musulmans et de chrétiens à travers le monde, j’ai savouré ce mariage subtil d’Allahou Akbar, Adonaï et Ave Maria chantés à l’unisson…

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Une tribune libre de Lahcen HADDAD
Ancien ministre marocain

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En revanche, la réaction dissonante et anachronique exprimée par un certain Hammad Kabbaj m’a perturbé car dénotant d’une méconnaissance flagrante des significations profondes de cette harmonie entre les trois religions monothéistiques, qui a transpiré de l’arrangement interreligieux entre un muezzin qui entonnait des chants soufis débutant par Allahou AKbar et la chahada, une artiste chrétienne qui interprétait « Ave Maria », et une chanteuse de la prière juive « Adonaï ».

Initialement, j’avais décidé d’ignorer cette voix à peine audible qui s’évertue désespérément à frustrer la joie des Marocains qui célébraient avec d’autres musulmans et avec des chrétiens les valeurs de tolérance et de coexistence religieuse et éthique. Toutefois, cette position, pour le moins isolée, a fait les choux gras de la presse. D’où ma décision de m’exprimer à ce sujet.

« Une extrapolation de l’obsession théologique »

Hammad Kabbaj affirme que joindre Allahou Akbar à des prières chrétiennes et juives dans la même œuvre artistique revient à un amalgame entre l’unicité de Dieu, qui est un principe islamique fondamental, et le paganisme qui s’est infiltré dans la religion de Moïse et de Jésus. Aux dires de Kabbaj, ceci implique la prévalence de ce qu’il qualifie de « fondement éthique » (c’est-à-dire la tolérance) sur le principe de la foi (qui, toujours selon Kabbaj, est fort en Islam et tronqué dans les religions de Moïse et de Jésus).

Premièrement, l’amalgame qu’évoque Kabbaj constitue en fait un brassage symbolique portant une dimension culturelle dans le cadre d’un arrangement artistique réalisé pour immortaliser ce dialogue à valeur éthique visant à célébrer, par la voix, l’habit, le chant et la spiritualité, ce qui est en partage.
Il ne s’agit guère d’un quelconque amalgame théologique ni rituel ayant un objectif cultuel pur. Parler d’unicité ou de son absence est en fait une extrapolation de l’obsession théologique sur un instant artistique réalisé avec sa propre scénographie représentée par un dialogue qui fait recours au symbolisme et à la sémiologie du moment…

Deuxièmement, ce que Kabbaj décrit comme un amalgame est en fait une harmonie complexe et artistique entre des chants. Aucun des représentants des trois religions n’a été requis de s’éloigner de sa foi ni de sa religion. Il s’agissait en fait d’une célébration conjointe de la différence des croyances et de la similarité des chants, de la singularité du sens et l’harmonie de la forme, et d’une existence commune qui n’affecte point la différence des croyances.

Troisièmement, les dires de Kabbaj viennent contredire des versets clairs du Coran recommandant les Gens du Livre et mettant en exergue ce que les trois religions célestes ont en partage. Dieu a recommandé d’étudier les Gens du Livre dans le verset suivant : « Afin que vous ne disiez point : “On n’a fait descendre le Livre que sur deux peuples avant nous, et nous avons été inattentifs à les étudier” » (Al An’am/156).

Allah leur promet plutôt de leur accorder une rétribution et les met à pied d’égalité avec les croyants, c’est-à-dire les musulmans : « Certes, ceux qui ont cru, ceux qui se sont judaïsés, les Chrétiens, et les Sabéens, quiconque d’entre eux a cru en Allah, au Jour Dernier et accompli de bonnes œuvres, sera récompensé par son Seigneur ; il n’éprouvera aucune crainte et il ne sera jamais affligé » (AL-Baqara /19).

Le Coran a également évoqué ce que les Gens du Livre peuvent cacher mais n’a guère évoqué leur paganisme : « Ô gens du Livre ! Notre Messager [Muḥammad] vous est certes venu, vous exposant beaucoup de ce que vous cachiez du Livre, et passant sur bien d’autres choses ! Une lumière et un Livre explicite vous sont certes venus d’Allah » (Al-Maeda/15) !

En outre, même quand le Coran met en garde contre les méfaits de l’idolâtrie, il appelle tout le monde à s’unir autour d’une parole commune entre les trois religions : « - Dis : “Ô gens du Livre, venez à une parole commune entre nous et vous : que nous n’adorions qu’Allah, sans rien Lui associer, et que nous ne prenions point les uns les autres pour seigneurs en dehors d’Allah” ». Puis, s’ils tournent le dos, dites : “Soyez témoins que nous, nous sommes soumis”. » (Al-Imrane 64).

« Un seul Dieu commun »

La mise en exergue de ce que les juifs, les chrétiens et les musulmans ont en commun est claire et forte dans le Coran : « Il vous a légiféré en matière de religion, ce qu’Il avait enjoint à Noé, ce que Nous t’avons révélé, ainsi que ce que Nous avons enjoint à Abraham, à Moïse et à Jésus : “Établissez la religion ; et n’en faites pas un sujet de divisions” » (Ash-shoura /13).

C’est un devoir pour les musulmans que de croire en les révélations qui les ont précédées : « Dites : “Nous croyons en Allah et en ce qu’on nous a révélé, et en ce qu’on a fait descendre vers Abraham et Ismaël et Isaac et Jacob et les Tribus, et en ce qui a été donné à Moïse et à Jésus, et en ce qui a été donné aux prophètes, venant de leur Seigneur : nous ne faisons aucune distinction entre eux. Et à Lui nous sommes Soumis” » (Al-Baqara/ 136).

Comment le Coran peut-il appeler les musulmans à croire en les révélations faites aux Gens du Livre si des éléments païens s’y sont glissés ? Au contraire, le Coran atteste de l’existence d’un seul dieu commun entre les trois religions. « Et ne discutez que de la meilleure façon avec les Gens du Livre, sauf ceux d’entre eux qui sont injustes. Et dites : “Nous croyons en ce qu’on a fait descendre vers nous et descendre vers vous, tandis que notre Dieu et votre Dieu est le même, et c’est à Lui que nous nous soumettons”. » (Al-Ankabout/46).

Même en admettant que Kabbaj fait allusion à la Sainte Trinité des chrétiens, il n’en demeure pas moins que le Coran a fait des chrétiens les plus proches des musulmans : « Et tu trouveras certes que les plus disposés à aimer les croyants sont ceux qui disent : “Nous sommes chrétiens” ». C’est qu’il y a parmi eux des prêtres et des moines, et qu’ils ne s’enflent pas d’orgueil. » (Al-Maida/82).

« Où trouve-t-on le paganisme, dans tout cela ? »

Les débats décisifs qui ont marqué le judaïsme et ont accéléré l’apparition du talmoudisme (le livre des lois juives) ont eu lieu durant les IVe et Ve siècles ; quant aux débats houleux qui ont mené à l’éloignement du christianisme du judaïsme, voire à son existence en tant que religion à part entière, ils se sont produits durant les IIIe et IVe siècles.
Quand l’Islam est apparu au VIIe siècle, aussi bien le judaïsme que le christianisme avaient déjà déterminé l’orientation religieuse que prendrait chacune des deux religions. Ce que nous savons actuellement des deux religions, c’est ce que le prophète de l’Islam savait d’eux à l’époque. Pourquoi le prophète n’a-t-il jamais mentionné le paganisme des Gens du Livre ?

Quatrièmement, les assertions de Kabbaj concernant l’existence d’éléments païens ayant infiltré le judaïsme et le christianisme ne tiennent pas la route quand on procède à une étude historique de ces deux religions. Je ne sais pas ce que Kabbaj veut dire par le côté païen du judaïsme.

Certes, certains psaumes parlent d’un dieu comme d’un seigneur fort entre les seigneurs (psaume 86/8) et d’un seigneur qui commande les autres seigneurs (psaume XV/11), mais les psaumes sont des prières et des incantations qui n’appartiennent pas aux cinq livres de la Torah (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome) et qui ont été révélés durant le XIIIe siècle AC à Moïse. Il est judicieux d’ajouter que dans la pratique, les rites juifs étaient monothéistes, surtout après l’apparition du Talmud durant les IVe et Ve siècles.

Quant au christianisme, il est apparu en tant que mouvement de réforme du judaïsme et n’est devenu le christianisme, dans le sens précis du terme, que durant le IIe siècle, aux mains de Paul et d’autres. Même les textes de la Bible sont des histoires narrées par Matthieu, Marc, Luc et Johnas sur la vie du Christ, ainsi que les messages de Luc et d’autres aux peuples de la région.
En outre, ce qu’on appelle le texte de la Révélation consiste en fait en des lettres adressées aux églises du Proche Orient et de l’Asie Mineure à propos de la signification de la création, de la vie et de l’au-delà. Où trouve-t-on le paganisme dans tout cela ?

« Le reflet d’une incompréhension de la religion »

Si Kabbaj fait référence à la sainte Trinité, il est approprié de souligner que les conciles successifs du christianisme durant l’ère de la naissance du christianisme (Concile de Nicée en 325, Concile de Constantinople en 381 et Concile de Chalcédoine en 451) s’ouvraient tous par la profession de foi suivante « Nous croyons en un seul Dieu, Créateur de toutes choses visibles et invisibles » avant d’évoquer la relation entre Dieu et Jésus. La Trinité est une explication cultuelle de la déité. Il ne s’agit point de polythéisme.

En conclusion, les assertions de Kabbaj sur le fondement éthique qui, selon lui, a prévalu sur le principe de la foi lors de cette célébration, sont le reflet d’une incompréhension de la religion, et de l’Islam en particulier.
Il s’agit de toute évidence d’une mauvaise interprétation d’incantations religieuses qui, dans une cérémonie culturo-religieuse, ne tendent à détourner aucun des participants de sa foi, mais visent plutôt à célébrer ce que la foi a de différent mais aussi de commun.

Le prophète Mohamed a dit : « J’ai été envoyé pour compléter les plus nobles valeurs ». Par conséquent, les valeurs sont le fondement de la foi. Il n’existe point de contradiction entre les valeurs et la foi. La foi sans valeurs est en fait l’origine de l’extrémisme et de l’intégrisme.
Pourquoi les valeurs ? Car elles constituent la base de la société, de la gouvernance et de la coexistence à laquelle Dieu appelle : « Ô hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d’entre vous, auprès d’Allah, est le plus pieux. Allah est certes Omniscient et Grand Connaisseur. » (Al-Hujurate/ 13)

D’où ma conclusion : l’avis de Hammad Kabbaj émane d’une méconnaissance non seulement des autres religions célestes, mais aussi de la portée profonde, humaine et éthique de cette cérémonie présentée par l’orchestre philharmonique marocain devant Sa Majesté le Roi et le Pape François.
Dieu sait que nous avons besoin, par les temps qui courent, non pas de voix dissonantes, mais de notes qui accompagnent la symphonie de tolérance et de brassage, et qui sèment les graines d’espoir entre les peuples censés se connaître entre eux et coexister, conformément à la parole de Dieu. »

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DU MÊME AUTEUR

 Lahcen HADDAD : Contradictions politico-juridiques sur le « Sahara occidental » et artefact des destinées imaginaires

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