VIe Ambition Africa / La conseillère Cynthia GNASSINGBE ESSONAM : « Pour que la ZLECAF fonctionne vraiment, il faut davantage impliquer le secteur privé »
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Propos recueillis par Bruno FANUCCHI pour AfricaPresse.Paris (APP)
@africa_presse
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APP – Comme vous êtes aussi une femme d’affaires, pouvez-vous nous retracer les grandes lignes de votre carrière avant de travailler pour la ZLECAF ?
Cynthia GNASSINGBE ESSONAM – Avant de rejoindre le Secrétariat général de la ZLECAF basé à Accra, au Ghana, il y a deux ans et demi, j’étais à Lomé où j’ai notamment travaillé pendant sept ans pour Togo Invest, bras armé de l’État togolais avec pour but de développer et d’investir dans des projets d’infrastructures au côté du secteur privé.
Mais je suis également entrepreneure puisque je produis au Togo d’excellentes glaces faites maison (en cornet ou en pot) et que j’exporte car le marché togolais est à la taille de notre pays : petit. J’exporte donc principalement dans la sous-région comme au Bénin, notre pays frère.
Mon entreprise s’appelle « SNAIGE » car mon mari est lituanien et ce mot en lituanien signifie le « flocon de neige ». Voilà pour la petite histoire.
APP – Et c’est en qualité d’entrepreneure que vous avez découvert tout l’intérêt du libre échange et d’un marché unique en Afrique ?
Cynthia GNASSINGBE ESSONAM – Exactement. J’ai rapidement vu tout l’intérêt en Afrique du libre échange des produits et des marchandises. C’est pour cela que j’ai décidé un jour d’aller travailler à la ZLECAF, même si ce projet me paraissait très ambitieux car je me disais que cet objectif de créer un marché unique allait permettre aux petites entreprises de se développer.
Quand on parle de libre échange, je sais que c’est souvent les grosses entités qui en profitent... Quand le Nigérian Aliko DANGOTE veut exporter son ciment, il passe les frontières sans problème. Mais moi, aujourd’hui, quand je veux exporter au Bénin, je vois déjà tous les problèmes concrets que je rencontre pour traverser la frontière quand mon camion frigorifique est bloqué plus de 6 heures, par exemple.
APP – Qu’attendez-vous concrètement de la ZLECAF ?
Cynthia GNASSINGBE ESSONAM – Je pense qu’il va falloir faire tomber ces barrières tarifaires, les enlever totalement. C’est d’ailleurs l’objectif de la ZLECAF, comme l’a souligné notre Secrétaire Général, Wamkele MENE, ici à Ambition Africa, pour créer un marché unique et permettre à l’Afrique de s’industrialiser. Aujourd’hui, déjà plus de 90 % des lignes tarifaires ont été harmonisées par rapport aux règles d’origine. Si l’on considère que, sur le Continent, l’on a plus de 5 000 produits qui sont exportés ou échangés, c’est donc 92 % de nouvelles règles déjà convenues entre les 48 États qui sont parties à ce traité de libre échange. C’est donc déjà un immense progrès.
APP – Pourquoi 48 États sur 54 africains ?
Cynthia GNASSINGBE ESSONAM – Ce sont les États dont les Parlements ont déjà ratifié cet accord. En Afrique de l’Ouest, le Bénin n’a pas encore ratifié car ce pays a visiblement son propre agenda. Voyez ce qu’il fait notamment avec le secteur coton. Pour tout ce qui a trait au textile et à l’automobile, on n’a pas encore finalisé les règles d’origine. Ce sont les 12 % restant à négocier et à finaliser.
En Afrique de l’Est, l’Érythrée n’a pas encore signé et n’est pas près de le faire, comme ils nous l’ont encore répété récemment puisque notre Secrétaire général y était. Idem pour le Soudan et le Sud-Soudan, ce que l’on comprend aisément, vu la situation dramatique qu’ils connaissent actuellement. Et je n’oublie pas la Libye et Madagascar, qui n’ont pas encore ratifié non plus.
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« Nous avons identifié
quatre secteurs prioritaires »
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APP – Comment cela se passe pour vous à Accra ? Quelles sont vos responsabilités ?
Cynthia GNASSINGBE ESSONAM – Je travaille pour la ZLECAF à Accra depuis février 2022 car c’est le Ghana qui a obtenu le siège de la ZLECAF. Au sein de ce Secrétariat, notre rôle est de négocier, entre les États membres, les différents protocoles qui ont été signés et adoptés. Mais l’on a compris très vite que, pour que cet accord fonctionne vraiment et soit mis en œuvre, il faut que l’on travaille avec le secteur privé.
Car, contrairement à ce qui se fait sous d’autres cieux, le secteur privé n’est pas à la manœuvre dans ces négociations. Et cela se ressent car tout se passe en général entre les fonctionnaires des différents ministères du Commerce, qui restent entre eux. Notre Secrétaire général nous a donc donné instruction d’impliquer le secteur privé dans la mise en œuvre de l’accord. Voilà ma principale mission.
APP – Votre mission comporte elle-même plusieurs points ?
Cynthia GNASSINGBE ESSONAM – Effectivement. Premièrement, c’est de leur expliquer très clairement ce qu’est la ZLECAF et qu’est-ce cela leur rapporte.
Deuxièmement, c’est la formation et le renforcement des capacités. Concernant les PME et PMI, il faut qu’elles soient parfaitement au courant des normes, des règles et des standards de la ZLECAF pour qu’un entrepreneur qui produit par exemple au Togo pense non seulement au marché togolais, mais aussi au marché ougandais. Pour qu’il puisse exporter sous le régime de la ZLECAF.
Troisièmement, c’est tout ce qui concerne la facilitation et la promotion des investissements. Nous avons ainsi identifié quatre secteurs prioritaires pour la ZLECAF : l’agriculture et l’agro-business, la pharmaceutique, l’industrie automobile ainsi que les transports et la logistique. Et nous sommes en train de voir comment développer les chaînes de valeur dans ces différents secteurs.
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« L’Union africaine crée des institutions,
mais ne les finance pas ! »
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APP – Et vous êtes parfois directement sollicités par les États membres ?
Cynthia GNASSINGBE ESSONAM – Je vous donne, en effet, un exemple. Le Zimbabwe s’est adressé à nous il y a deux ans en nous disant : nous avons chaque année quelque 200 000 tonnes de céréales qui sont perdues parce que nous n’avons pas les capacités de stockage dans des silos avant de les transformer en produits alimentaires et de les distribuer sur les différents marchés…
Notre rôle est alors d’identifier des investisseurs qui peuvent être intéressés et trouver des solutions concrètes pour ne pas perdre ces céréales. En l’occurrence, c’est un investisseur suédois qui est venu sur place et a fait une étude de marché pour tenter d’y remédier. Et on trouve aussi les partenaires financiers qui peuvent y participer comme par exemple AfreximBank, basée au Caire.
APP – Pour effectuer tout ce travail, combien êtes-vous à Accra ?
Cynthia GNASSINGBE ESSONAM – Ce n’est pas une grosse structure. Quand je suis arrivée à Accra, nous étions 80 et, aujourd’hui, nous sommes à peu près 200, tous basés à Accra, mais dont 60 % environ ne sont pas permanents et n’ont que le statut de consultants : 200 personnes pour travailler sur 54 pays. Car le problème, c’est que l’Union africaine crée des institutions, mais ne les finance pas ! Nous sommes donc toujours en constante mobilisation pour trouver des ressources. C’est pour nous un véritable challenge, mais on essaie de faire avec.
Mais nous avons cependant quelques partenaires avec lesquels nous travaillons dans le cadre de l’EUTAF (European Union Technical Assistant Facility) comme Expertise France.
APP – La ZLECAF sera effective d’ici vingt à trente ans, soulignait votre Secrétaire Général lors de son intervention à Ambition Africa...
Cynthia GNASSINGBE ESSONAM – Cela peut vous paraître bien optimiste, mais cela souligne aussi tous les progrès que nous avons déjà réalisés. En octobre 2022, nous avons lancé le « Commerce guidé de la ZLECAF » et, avec cette initiative, l’idée était vraiment de tester la machine : est-ce qu’elle fonctionne avec le cadre juridique actuel et les institutions créées ? Le secteur privé est-il prêt ?
Sept États membres (dont le Ghana, l’Égypte, le Rwanda, le Cameroun ou l’Île Maurice) se sont portés volontaires pour vérifier ce qui marche, comme le nouveau livret électronique tarifaire, qui doit être intégré dans les services douaniers de chaque pays ayant ratifié l’accord.
Aujourd’hui, 37 pays appliquent ces nouvelles réglementations, et des pays aussi importants que le Nigeria ou l’Afrique du Sud sont dans la danse. Avec tous ces pays, nous essayons d’identifier à chaque fois les importateurs comme les exportateurs, car il faut nécessairement travailler dans les deux sens. Et faire correspondre l’offre à la demande. Et pour faciliter tous ses échanges, il faut mettre le paquet sur les transports et la logistique. Car la ZLECAF aujourd’hui, ce n’est pas une utopie, ça marche.
APP – Avez-vous pris en compte les conséquences du changement climatique ?
Cynthia GNASSINGBE ESSONAM – C’est une très belle question car cet accord est focalisé sur le commerce et n’a pas pris en compte à l’origine ces considérations climatiques. Mais les ministres qui sont aujourd’hui chargés de la ZLECAF disent que l’on ne peut pas faire sans.
Cette question est très importante car on ne peut pas faire simplement du développement pour faire du développement. Quand on s’industrialise, il convient de s’assurer que l’on va vers un développement durable. On y travaille et on prépare à ce sujet un protocole additionnel à l’accord. La décision formelle est prise.
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