À la CMAAP 13 / Emmanuel DUPUY, Président IPSE : « Un nouveau panafricanisme émerge, beaucoup plus vertueux »
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Transcription par Desk APP de la contribution de
Emmanuel DUPUY,
Président de l’IPSE (Institut de Prospective & Sécurité en Europe)
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En ce 30 mai 2024, dresser le panorama de la situation géopolitique et sécuritaire dans le Sahel et les pays frontaliers, est un sujet servi par actualité puisque aujourd’hui même, le président du Sénégal, Bassirou Diomaye Faye, est au Mali et sera en fin d’après-midi au Burkina Faso, mettant en avant une certaine forme de paradoxe : le parangon démocratique – en tout cas depuis l’élection du 24 mars dernier au Sénégal – va rencontrer des régimes putschistes dont le caractère inclusif reste à discuter. Mais je laisserai cela pour le débat…
Donc, c’est une première réflexion que je livre à votre sagacité avec, je cite, « la volonté – c’est comme cela qu’il a annoncé ou justifié son déplacement – de solidifier la dynamique du renforcement des liens historiques de bon voisinage, d’amitié fraternelle, de solidarité et de coopération multiforme ».
Parmi ces coopérations multiformes, la coopération en matière de sécurité et de défense est tout à fait prégnante. C’est ce premier paradoxe que je voulais mettre en avant entre, d’un côté, un risque sécuritaire lié au fait que nous avons des responsables politiques qui ont dévié de la trajectoire démocratique, et de l’autre des démocrates, mais qui sont plus exigeants ou qui s’inscrivent dans une forme de démocratie souveraine, de néo-panafricanisme qu’il nous faut interroger ou qu’il faut avoir à l’esprit dans notre relation bilatérale.
Bien évidemment, on pourrait aussi dire que cela n’a pas une grande importance, car cela ramène à l’histoire du XIIIᵉ au XVIᵉ siècle, les grands empires du Ghana et du Mali – c’est aussi une justification que le président Bassirou Faye utilise souvent quand il s’agit de discuter avec des interlocuteurs qui ne le sont plus pour nous, mais je crois que c’est important de mettre en avant ce symbolisme qui en dit beaucoup sur les nouvelles relations, le nouveau narratif, l’agenda qui s’impose à nous d’une certaine manière, notamment par rapport aux pays du Sahel et leur voisinage occidental, pour le Sénégal.
On y reviendra pour le partenariat nouveau autour des pays du Golfe de Guinée, mais ne jamais oublier pour autant le partenariat des voisins septentrionaux, notamment le Maroc et l’Algérie, qui restent et demeurent des acteurs de la souveraineté et d’une nouvelle relation qui s’est engagée depuis les coups d’État militaires qui ont commencé à partir de 2020 au Mali, et jusqu’au dernier en date, le 26 juillet 2023 au Niger.
Donc, un principe de souveraineté, de réaffirmation de l’Etat… Nous ne le dirons jamais assez, un nouveau panafricanisme émerge, beaucoup plus vertueux que celui qu’on a coutume d’entendre. Et évidemment, il nous faut aussi aller à l’essentiel et ne pas comparer les Africanistes historiques – Frantz Fanon, le Malien Modibo Keita, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor et bien d’autres, et surtout ne pas les mettre en comparaison avec la Dame du Lac, Nathalie Yamb, ou Monsieur Kémi Séba ou mon collègue, excessivement actif idéologiquement, Franklin Nyamsi.
Je crois important de rappeler que les panafricanistes aujourd’hui ne sont intellectuellement pas du tout dans la même logique, qu’ils soient stipendiés, qu’ils soient d’une certaine façon manipulés, qu’ils s’inscrivent dans un discours un peu narcissique, un peu manichéen… Il faut le rappeler, pour essayer de repenser notre relation avec ceux qui veulent revisiter le panafricanisme.
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La vraie question
de la transition
La vraie question
de la transition
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Donc une antinomie, comme je le disais dans mon propos liminaire, mais qui bien évidemment ne saurait éluder la vraie question de la transition. Avec là aussi peut être un regard plus exigeant de notre part. Car depuis maintenant trois mois, les espoirs de transition courte ont été balayés d’un revers de main. La décision, il y a quelques jours, de prolonger la transition du Burkina jusqu’en 2029, 2027 pour le Mali et 2026 pour le Niger, doit aussi participer de cette nouvelle relation que nous devons avoir : exigeante avec ses responsables politiques qui bafouent non seulement leur constitution, mais qui, d’une certaine façon, prennent en otage les forces politiques. La meilleure preuve en est, il y a quelques jours, l’interdiction des partis politiques au Mali qui sclérose et atrophie totalement la société civile, l’empêchant de s’exprimer de manière négative.
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Le départ des troupes occidentales,
quasiment acté
Le départ des troupes occidentales,
quasiment acté
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S’il fallait trouver un autre exemple de cette nouvelle forme de souverainisme exigeante, je citerais les exercices militaires conjoints et inédits, baptisés TARHA NAKAL (« Amour de la patrie ») et déployés à la fin mai par les armées du Niger, du Mali, du Burkina – qui forment l’Alliance des États du Sahel –, auxquelles se sont jointes celles du Tchad et du Togo.
Mon deuxième point – que j’évoquerai rapidement, car je sais que Emanuela del Re va l’approfondir [transcription à venir prochainement, ndlr] –, est le constat de cette évidente réalité, le départ des troupes étrangères : des troupes françaises et la fin de Barkhane au Mali en juin 2022, au Burkina en décembre 2022, au Niger en octobre novembre 2023, ne saurait pour autant faire oublier que l’on continue de mourir et que l’on continue évidemment de lutter âprement contre les groupes armés terroristes.
Le départ des troupes occidentales, y compris américaines, est quasiment acté, à l’exception d’un contingent italo-allemand qui restera au Niger. La fin des missions européennes est aussi une réalité, car lors du dernier conseil européen (22 et 28 mai) a été décidé de mettre fin à l’opération d’entraînement, de formation et d’équipement au Mali, et de mettre fin également au partenariat militaire Union Européenne-Niger. Quant à la fin de la MINUSMA, elle est actée depuis le 11 décembre 2023.
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Le terrorisme violent
est toujours là
Le terrorisme violent
est toujours là
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Cela signifie qu’il y a un vide sécuritaire où un certain nombre d’acteurs nouveaux se repositionnent. Aussi, nonobstant ce départ forcé de troupes de missions internationales qui ont payé le prix du sang – 309 casques bleus, 58 militaires français ont trouvé la mort durant les onze dernières années de leur présence – les exactions contre les populations civiles continuent, le terrorisme est toujours enkysté dans au moins les trois pays les plus impactés, c’est-à-dire le Burkina Faso, le Mali et le Niger.
L’extrémisme violent demeure une réalité, de même que les violences faites aux populations civiles et aux enfants. L’UNICEF nous a rappelé récemment qu’il y a une augmentation absolument exponentielle des atteintes aux enfants. Durant les trois derniers mois, plus de 70 % des enfants victimes avaient moins de cinq ans.
Depuis 2012, près de 12 000 personnes ont trouvé la mort ou ont été victimes, que ce soit des groupes armés terroristes, des heurts intercommunautaires ou des violences de représailles faites aux populations civiles par les forces armées supposées lutter contre ces groupes armés terroristes. Car elles ne sont pas seules. Elles ont de plus en plus recours à la privatisation, à l’externalisation à travers des milices. Les volontaires pour la défense de la patrie.
Le Burkina en est un exemple. Mais bien évidemment, on ne saurait éluder aussi les sociétés militaires privées, celles qu’on a tous en tête, comme Wagner-Africa Corps, aujourd’hui. Et demain son équivalent turc, Sadat, société militaire privée aux valeurs islamiques et proche du pouvoir. C’est aussi une perspective qu’il ne faut pas oublier.

Panélistes et personnalités rassemblés pour la « photo de famille » de la CMAAP 13. De gauche à droite, au second rang : M. Emmanuel DUPUY, Président de l’IPSE (Institut de Prospective et sécurité en Europe) ; Mme Lucia PÉTRY, Présidente de BPL Global-France ; S.E.M. Émile NGOY KASONGO, Ambassadeur de la RD CONGO ; S. E. M. Ahmat MAKAILA, Ambassadeur du TCHAD ; M. Alfred MIGNOT, modérateur, Président-fondateur de AfricaPresse.Paris (APP), Éditeur des Conférences mensuelles des Ambassadeurs Africains à Paris (CMAAP) ; S.E.M. Fahad AL RUWAILY, Ambassadeur d’ARABIE SAOUDITE ; M. Ioan PLESCA, PDG de PRÆTORIAN TRAJAN ; S.E. Mme Emanuela DEL RE, Représentante spéciale de l’Union européenne pour le Sahel, ancienne vice-ministre italienne des Affaires étrangères ; M. le Député Bruno FUCHS, Délégué général de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF).
Au premier rang, de gauche à droite : M. le général en retraite Dominique TRINQUAND, Président de DHT Conseil ; S.E.M. Liviu ROGOJINARU, Ministre conseiller, Ambassade de Roumanie ; M. Stephen DECAM, Secrétaire général du CIAN (Conseil français des investisseurs en Afrique) ; Mme Gouza NAHOUNOU, Responsable ID2P ; M. Patrick SEVAISTRE, Conseiller du Présdient du CIAN et de l’EBXCAM ; M. Ismaël SACKO, Président du PSDA du Mali ; S.E.M. Stéphane GOMPERTZ, ancien ambassadeur et directeur Afrique au MEAE, Vice-président de l’Institut AFRIQUE MONDE ; S.E.M. Iskander IOUSSOUPO, Ministre-Représentant du TATARSTAN ; M. Olivier SEGBO, PDG de KRYPTSYS. © Photo Steve Lorcy.
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Le retour de la famine
Le retour de la famine
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Bref, on continue de mourir au Sahel. Dimanche 26 mai, seize civils ont trouvé la mort dans le Mali central à la suite d’opérations menées par l’un des groupes armés terroristes, le « Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans ».
Des victimes en nombre donc, un état des choses accompagné de deux corollaires : 2,5 millions de Sahéliens ont été déplacés durant la dernière décennie et, plus terrible encore ; le retour de la famine. Le Bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations Unies nous rappelle en effet que près de 18 millions de Sahéliens, à l’heure où nous parlons, sont dans une situation d’insécurité alimentaire sévère, parmi lesquels 8 millions d’enfants de moins de cinq ans.
Là aussi, cela interroge sur la manière que nous avons concrètement de pouvoir apporter de l’aide humanitaire à ces populations. Et puis, il ya cette réalité d’un terrorisme d’exactions. Elles ont migré de la fin des années 1990 de l’Afrique du Nord à travers le Sahara, vers la partie occidentale de ce qu’on appelait – et qu’on n’appelle plus – la bande sahélo-saharienne.
Désormais, c’est plus au sud, avec une méridionalisation des actes terroristes ou des menaces terroristes au Togo, au Bénin, en Côte d’Ivoire, au Ghana. Avec là aussi une réalité qu’il nous faut interroger. Car c’est dans cette partie de l’Afrique qu’on trouve la population la plus importante, 800 millions d’habitants le long du Golfe de Guinée. C’est là où l’on trouvera les futures mégapoles. Je rappelle qu’il y a pour l’instant douze villes africaines de plus de 5 millions d’habitants, mais qu’il y aura dans vingt ans 40 villes africaines de plus de 5 millions d’habitants. Cela aussi nous interrogera sur la manière dont les gouvernements peuvent faire faire face à l’insuffisante inclusion sociétale qui nourrit ou qui vient apporter du grain à moudre, si je puis m’exprimer ainsi, aux groupes armés terroristes, dans leur capacité donc de se substituer à l’État, ou du moins de s’y opposer.
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Quel repositionnement
militaire français ?
Quel repositionnement
militaire français ?
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Et puis évidemment, il faudra aussi avoir à l’esprit – à la suite de la mission de notre ami Jean-Marie Bockel, la manière dont le repositionnement militaire français sera acté. On pourrait avoir à l’esprit qu’il y a malgré tout une nécessité de maintenir des forces armées occidentales présentes dans la région, voire même avec le recours à nos partenaires et alliés rwandais que l’on sollicite beaucoup pour compenser, ou accomplir un certain nombre de missions que nous ne pouvons pas faire.
On pourrait évidemment l’envisager aussi avec nos amis marocains, un front multiple en ce qui concerne la lutte contre les groupes armés terroristes. Par rapport aux forces armées et leurs supplétifs – les milices, les sociétés militaires privées, les groupes armés touaregs de plus en plus présents dans cette réflexion. Mais également et d’une certaine façon, on pourrait presque s’en réjouir, d’opposition entre les groupes armés eux-mêmes : l’État islamique dans le grand Sahara contre le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, dans la région des Trois frontières.
Ce qui est aussi une réalité, pour briser un mythe que d’aucuns ont tenté de mettre en avant, ce sont les 21 accords de défense que la Russie a contractés avec le continent africain. Les 38 pays dans lesquels elle est présente à travers ses importations d’armes, le recours aux sociétés militaires privées et aux accords de défense – à l’exception notable du Sénégal, du Maroc, du Ghana et du Bénin, entre autres –, n’a pas abouti à mettre fin à ce qui était la raison d’être du départ forcé d’un certain nombre de troupes occidentales. Il faudra peut-être regarder avec beaucoup d’attention l’accord de défense entre le l’Archipel de Sao Tomé et Principe et la Russie, acté à la mi-mai, et qui préoccupe beaucoup un certain nombre de nos partenaires,
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Des forces régionales
de sécurité jamais déployées
Des forces régionales
de sécurité jamais déployées
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Mon troisième point concerne l’impact des nouvelles gouvernances continentales, avec sans doute une remise en cause des communautés économiques régionales telles qu’elles ont été proposées, créés à Abuja en 1991 avec un événement précurseur, la création de la CEDEAO lors du sommet de Lagos, en 1975.
Les forces régionales ouest africaines, outils dont disposent les communautés économiques régionales pour assurer la sécurité, l’Ecomog par exemple, sont toujours en attente et n’ont pas été très actives pour empêcher le coup d’Etat militaire au Niger ou pour remettre en légitimité le président Issoufou. Donc des forces de sécurité régionales jamais déployées, qui malgré tout existent, d’ailleurs appelées de manière incantatoire par exemple, par le président Umaro Sissoco Embaló de Guinée-Bissau, voulant transformer l’Ecomog en force anti-putschiste. Sauf qu’après qu’il a avancé cette proposition en décembre 2023, quatre ou cinq coups d’État sont survenus…
Force est de constater que l’architecture africaine de paix et de sécurité, telle qu’elle existe depuis 2002 et le sommet de Durban, lançant l’Union africaine après l’Organisation de l’Union africaine, doit être repensée. La capacité africaine de réaction immédiate aux crises est aussi un sujet qui nous interroge sur la gouvernance sécuritaire du continent africain.
Est-ce que la CEDEAO est toujours existante, alors même que quatre de ses membres sont victimes de coups d’État militaires et de facto soit sous sanctions, soit exclus avec, comme vous le savez, la création de l’Alliance des États du Sahel ?
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Une vision transatlantique
Une vision transatlantique
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Est-ce qu’une initiative plus verticale, telle qu’elle a été proposée par le roi du Maroc le 9 novembre dernier – initiative Atlantique-Afrique, concernant 23 pays de la rive atlantique, de Tanger au Cap – est un sujet d’intérêt qui, d’une certaine façon, montre que l’Afrique se pense dans le Sud global, mais elle se pense dans le Sud global de manière transatlantique avec les pays latino-américains.
Le président Lula du Brésil, qui préside le G20, regarde avec beaucoup d’attention cette réflexion, tout comme un certain nombre d’autres organisations qui sont sous gouvernance africaine. Je pense à une structure qui m’est chère, le Mouvement des non-alignés, qui est présidé depuis octobre dernier par l’Ouganda, qui revisite le principe du multi non-alignement, remettant en selle ce que le non-alignement a de vertueux.
Pour conclure, j’évoquerai l’impact de la zone de libre échange continentale africaine, la ZLECAf. Je vous fais grâce des chiffres et de la manière dont elle va impacter sur le développement africain. Ayons néanmoins à l’esprit qu’aujourd’hui, la classe moyenne africaine, c’est 25 % de la population, mais qu’à l’horizon 2050, elle représentera 60 % de cette population. C’est là un objectif associé à la montée en puissance du PIB africain, avec l’horizon des 17 objectifs de développement durable en 2030 pour porter ce PIB africain à 4 400 milliards d’euros, et l’objectif de l’Agenda 2063 de l’Union africaine, 7 200 milliards d’euros.
Il y a là aussi matière à réflexion, notamment eu égard à une organisation de plus en plus africaine depuis le sommet de Johannesburg, car sur les dix membres des BRICS, trois sont africains et lors du prochain sommet de Casablanca en octobre, il est tout à fait possible que parmi les 27 impétrants, le Sénégal, le Maroc, l’Algérie, le Rwanda, le Kenya, l’Angola ou le Gabon pourraient évidemment occasionner une nécessité de revisiter un peu l’agenda international.
Dernier point : il nous faut aussi tenir compte des outils d’accompagnement de la gouvernance globale. Dans la dimension environnementale, les 100 milliards d’euros promis pour pallier cette injustice climatique qui touche le continent africain, avec 3 % des gaz à effet de serre et 9 % si on n’arrive pas à décarboner l’économie africaine. Bref, il nous faut aussi, à travers l’utilisation pragmatique des droits de tirage spéciaux entre amis, essayer d’accompagner par d’autres coopérations que uniquement sécuritaires le développement du continent africain, si j’ose dire, en profondeur.
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REPLAY CMAAP 13 / Beau succès de la XIIIe Conférence des Ambassadeurs Africains de Paris, organisée à la Salle Colbert de l’Assemblée nationale